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l’élection est de se laisser aller à croire que le droit vient du nombre. Un chiffre de voix fait le député, un chiffre de voix crée le premier magistrat de l’État, une majorité vote la loi. De là à se persuader qu’une majorité fait le droit, il n’y a qu’un pas. Le jour où cette idée fausse a pénétré dans les esprits, il n’y a plus de garantie quelconque pour la liberté des citoyens.

C’est pourquoi le correctif nécessaire des institutions démocratiques est la constitution d’une magistrature supérieure, juge suprême de tous les recours. Nous ne cesserons de le redire : il n’y a pas de république sans un tribunal fédéral. Les fondateurs de la république américaine l’ont discerné avec une admirable pénétration. Ils ont prévu que si, dans les monarchies, les sympathies du peuple sont naturellement en éveil contre les excès d’un seul, dans les gouvernemens libres, où la majorité passe pour représenter la volonté du peuple, la persécution risquait de devenir populaire. Ainsi, dans un gouvernement de majorité où les députés peuvent obéir à un caprice, l’indépendance du pouvoir judiciaire est la seule protection pour la sécurité des droits. Les États-Unis n’ont échappé, depuis cent ans, au despotisme des assemblées élues, plus périlleux que le despotisme d’un souverain, que par l’action vigilante d’une justice qui a le pouvoir de briser tout excès, toute violation du droit, même commis par les députés.

Où en sommes-nous en France ? La théorie de l’acte de gouvernement permet tout, autorise tout, couvre tout. Des voix éloquentes, de vrais magistrats ont fait parfois entendre de courageuses protestations[1], mais le jurisconsulte isolé qui proteste ne fait que démontrer la nécessité de l’institution qui nous manque. Dans un État réglé, il ne faut pas qu’il y ait un acte portant atteinte à un droit qui ne trouve des juges. Entre une société barbare et une société civilisée, il n’y a pas d’autre différence. L’omnipotence d’une assemblée pouvant se mettre au-dessus du droit est un désordre qui mène à l’anarchie par l’énervement de tous les principes et la méconnaissance de toutes les garanties.

Entre l’Église et l’État, il y a une charte : le concordat et les règles établies. Les exécuter loyalement, tel doit être le souci commun. C’est le seul moyen de maintenir un traité. Il ne s’agit pas de demander à la volonté populaire ce qu’elle en pense et quels correctifs il lui plaît d’y apporter. Le rôle d’un gouvernement dans un pays libre est non d’obéir aux caprices, mais de commander en éclairant l’opinion. A certaines heures où la passion

  1. Les conclusions données par M. Aucoc, maître des requêtes au conseil d’État, en 1868, dans l’affaire de la saisie de l’Histoire des princes de Condé, en sont l’exemple le plus mémorable. On peut y joindre les conclusions de M. Gauwain, maître des requêtes, soutenant, en janvier 1889, l’illégalité des retenues de traitement.