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précieux. Somaize y peint à sa façon un cercle précieux et fait deux longues réclames à ses dictionnaires du langage précieux, dont l’un est déjà publié et l’autre sur le point de paraître. Cette description, assez banale, et ces réclames, maladroitement amenées, occupent la plus grande partie de la pièce ; elles en sont peut-être la partie essentielle, car tout le reste n’apprend rien, ne prouve rien, ne vise à rien ; c’est un chaos de niaiserie et d’obscurité. Et pourtant l’auteur tenait à son œuvre ; il avait eu soin de se munir d’un privilège où il était dit : « Parce que d’autres personnes pourroient faire imprimer le Procès sans son consentement, et par ce moyen, le frustrer de son travail,.. à ces causes, faisons inhibitions et défenses à tous imprimeurs et libraires et autres personnes que ce soit de faire imprimer, vendre et distribuer ledit Procès, sous prétexte d’augmentation, ni même de se servir des mots contenus en icelui sans le consentement du dit exposant. » On aurait peine à trouver un autre exemple de privilège qui protège aussi exactement le privilégié ; aussi donne-t-il à croire que celui-ci était fort appuyé en haut lieu.

Somaize avait su, en effet, gagner les bonnes grâces de quatre personnes inégalement puissantes, mais en mesure, toutes les quatre, de se faire écouter, Habert de Montmor, à qui sont dédiées les Véritables Précieuses, Marie Mancini, dont nous venons de voir le nom en tête des Précieuses ridicules mises en vers, la marquise de Monlouet, qui reçoit l’hommage du Procès des Précieuses, enfin, le duc de Guise, qui prendra sous sa protection le Grand dictionnaire des Précieuses. Habert de Montmor, académicien fort oublié aujourd’hui, était en son temps une manière de personnage[1]. Comte du Mesny, conseiller du roi, maître des requêtes ordinaire de son hôtel, il tenait dans les lettres une place considérable, sinon par ses ouvrages, du moins par son influence. Esprit curieux et ouvert, passionné pour la philosophie de Descartes, éditeur de Gassendi, il avait institué chez lui des conférences académiques, où l’on discutait des questions de philosophie et de sciences ; Somaize en faisait peut-être partie et essayait par là de se faufiler dans la société savante et lettrée. On connaît assez Marie Mancini, cette fière et fantasque nièce de Mazarin, qui espéra un moment épouser Louis XIV, se rabattit sur l’alliance d’un très riche prince romain, Colonna, connétable du royaume de Naples, le quitta brusquement, fatiguée qu’elle était de sa jalousie assez justifiée, et, après de longues courses en France et en Espagne, mourut, après avoir failli devenir reine de France, dans une obscure retraite, à Pise, en demandant que l’on gravât sur son tombeau

  1. Voir Pellisson et d’Olivet, Histoire de l’Académie française, édit. Ch. Livet, 1858.