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retrouverons dans tous ceux qu’il doit publier encore. Incapable d’invention personnelle, simple critique sans aucune des qualités du critique, il se contentera de greffer sa littérature sur celle d’autrui ; envieux et haineux, prompt à l’injure, il joindra toujours le dénigrement de l’homme à celui de l’œuvre, ou plutôt l’œuvre ne lui sera qu’un prétexte pour attaquer l’homme. Cette façon d’entendre la critique était fort commune à cette époque ; le XVIIIe siècle, et une bonne part du XIXe, l’ont aussi trop pratiquée ; mais, par la manière dont Somaize l’emploie, il en peut être regardé comme un des maîtres.

Cependant, la critique de Théodore passe inaperçue ; après comme avant, Somaize demeure obscur. Sa stérilité d’esprit lui interdisant la littérature d’invention, force lui est d’attendre, pour essayer une seconde tentative, qu’une nouvelle occasion d’attaque lui soit fournie. Cette occasion tarda deux ans. En 1659, Molière débute à Paris par les Précieuses ridicules, on sait avec quel éclat. Leur représentation avait eu lieu le 18 novembre ; le 12 janvier suivant, Somaize prenait un privilège pour les Véritables Précieuses, comédie en un acte et en prose, comme celle de Molière ; mais, par une omission singulière, cette pièce, dont il devait bientôt après se proclamer l’auteur, ne porte pas son nom : la dédicace à Louis Habert de Montmort est signée du seul libraire Jean Ribou, et le nom de Somaize ne se trouve ni au bas de la préface, ni dans le corps du privilège[1]. Toutefois, dédicace, préface et pièce sont bien de lui, et l’on ne s’explique guère que cet amateur de scandale ait gardé cette fois l’anonyme. Dans la préface, il reproche à Molière de cacher sous une modestie apparente une insolence effrontée, d’avoir copié la Précieuse de l’abbé de Pure, de voler aux Italiens les canevas de leurs pièces, de « tirer toute sa gloire des mémoires de Guillot-Gorgeu, qu’il a achetés de sa veuve et dont il s’adapte tous les ouvrages. » Nous avons là, avec la première attaque de Somaize contre Molière, la première aussi dont le grand comique ait été l’objet. A la haine que dénotent la violence des termes et l’accumulation des injures, il est impossible d’attribuer une autre cause que la jalousie. Il n’y a rien, en

  1. Les Véritables Précieuses ont été réimprimées par M. Ch. Livet dans le choix des œuvres de Somaize qu’il a publié en 1850 et qui comprend le Grand Dictionnaire des Précieuses ou la clé du langage des ruelles, le Grand Dictionnaire des Précieuses, historique, politique, etc., les Véritables Précieuses, les Précieuses ridicules nouvellement mises en vers et le Procès des Précieuses. Comme on le verra par l’énumération ou l’analyse des œuvres de Somaize citées dans le présent travail, ce recueil aurait pu comprendre, sans trop s’augmenter, plusieurs autres opuscules aussi intéressans que ceux-là. Il est peu question de Somaize lui-même dans la préface du recueil. Les dictionnaires sont accompagnés d’une « clé historique et anecdotique, » rédigée en grande partie d’après les Historiettes de Tallemant des Réaux.