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conservateurs, formés en deux armées, vont au combat avec des passions également ardentes, avec des chances peut-être presque égales, animés et menés par leurs chefs. Qu’étaient-ce en effet que ces discours prononcés depuis peu par lord Salisbury devant la « primrose League, » dans une réunion à Hastings, et le discours prononcé plus récemment par M. Gladstone à Memorial-Hall, devant l’union libérale et radicale, si ce n’est le signal de la grande mêlée ? On sent que les deux chefs jouent serré. Ils n’ont pas sans doute dit leur dernier mot dans une campagne qui commence à peine ; ils en ont déjà dit assez pour permettre de mesurer le caractère et la portée de cette nouvelle et décisive lutte des partis anglais.

Lutte assurément curieuse et par l’importance qu’elle peut avoir et par les hommes qui vont la soutenir, qui une fois de plus sont prêts à se mesurer devant le pays. Lord Salisbury, même avec l’aide de M. Balfour, ne laisse point, à vrai dire, d’être dans une position difficile et délicate. S’il n’y avait en jeu que la politique extérieure, il serait peut-être moins embarrassé. Il s’est contenté de déclarer l’autre jour, sans entrer dans plus de détails, que le calme est complet en Europe, que tout est à la paix. C’était un moyen de se dégager lestement sans se compromettre par des explications toujours périlleuses sur les intentions et les alliances de l’Angleterre. Malheureusement, c’est la politique intérieure qui reste pour lui la grosse difficulté, l’objet du grand litige entre les partis, et sur ce point il n’a peut-être pas été très habile jusqu’ici.

Il n’a pas été très heureux lorsqu’il y a quelques jours, sous prétexte de combattre la politique irlandaise des libéraux, il a prédit et légitimé d’avance l’insurrection des protestans de l’Ulster s’il se trouvait un parlement pour voter le home-rule en Irlande. C’était faire entrer imprudemment une prévision de guerre civile dans une lutte où la légalité domine tous les partis ; c’était, comme on le lui a dit durement, « un vœu d’incendiaire politique. » Lord Salisbury a été peut-être moins heureux encore lorsque plus récemment, sous prétexte d’armer ou de défendre l’Angleterre contre le protectionnisme continental, il a essayé de relever le vieux drapeau protectionniste, et a criblé de ses railleries ceux qu’il a appelés les « rabbins » du Talmud libre-échangiste, les fidèles de Cobden et de Bright. C’est la vieille politique qui essaie de renaître, c’est la tradition du pur torysme qui reparaît. Seulement, le chef du cabinet, depuis qu’il est au pouvoir, n’a vécu et ne vit que par l’alliance des libéraux dissidens, comme son chancelier de l’échiquier, M. Goschen, comme lord Hartington aujourd’hui duc de Devonshire, comme M. Chamberlain, qui ont bien pu lui prêter leur appui dans sa politique irlandaise sans renoncer à leurs idées de liberté commerciale. La tactique du chef des conservateurs n’est pas sans péril, puisqu’elle peut diviser ou inquiéter ses alliés en