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indifférence ou battue en brèche par son voltairianisme ; ni du droit de la force, qu’elle n’avait pas prouvé par des actions militaires ; ni de la primauté intellectuelle, car les grands poètes et la plupart des grands écrivains se rattachaient au monde de la Restauration, aux idées qui avaient régné entre 1820 et 1830. La richesse toute seule, c’est peu ; elle suffit pour établir un pouvoir ; elle le désigne aussitôt à la curée, quand il n’est pas gardé d’ailleurs.

Que valait cette bourgeoisie souveraine ? Consultons les témoignages acccumulés par M. Thureau-Dangin. Henri Heine dépose : — « La société actuelle ne se défend que par une plate nécessité, sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne société dont l’échafaudage vermoulu s’écroula lorsque vint le fils du charpentier… La bourgeoisie fera peut-être encore bien moins de résistance que n’en fit l’ancienne aristocratie ; même dans sa faiblesse la plus pitoyable, dans son énervement par l’immoralité, dans sa dégénération par la courtisanerie, l’ancienne noblesse resta encore animée d’un certain point d’honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue florissante par l’industrie, mais qui périra également par elle. On prophétise un autre 10 août à cette bourgeoisie, mais je doute que les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi héroïques que les marquis poudrés de l’ancien régime qui, en habit de soie et avec leurs minces épées de parade, s’opposèrent au peuple envahissant les Tuileries. » — Ozanam stigmatise dans la classe dominante « une aristocratie financière dont les entrailles se sont endurcies. » — Mais ce sont peut-être là les exagérations d’un poète et d’un mystique ; écoutons les défenseurs attitrés du pays légal. M. Rossi écrivait à cette place en 1842 : — « Le public ne s’occupe que de ses spéculations, de ses affaires. Il n’a pas de goût en ce moment pour la politique ; il s’en défie ; il craint d’en être dérangé. Il a eu ainsi des engouemens successifs : sous l’Empire, les bulletins de la grande armée ; sous la Restauration, la charte, la liberté ; tout le reste lui paraissait secondaire. Aujourd’hui, c’est la richesse. Les hommes aux passions généreuses doivent s’y faire. » — De même M. de Barante : — « Je ne me souviens pas d’avoir vu un pareil assoupissement des opinions. Les intérêts privés ont aboli l’intérêt public, ou, pour parler plus exactement, personne ne l’envisage que sous cet aspect. » — Le duc d’Orléans s’épanche dans ses lettres ; il se dit « imbibé de dégoût pour les hommes qui sont ou qui peuvent arriver aux affaires, et même pour les idées qui règnent dans la majorité des chambres… Les idées les plus mesquines et les plus étroites ont seules accès dans la tête de nos législateurs. La classe que la révolution a élevée au pouvoir fait