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II

Le gouvernement de Juillet avait donné à la bourgeoisie française dix-huit années de prospérité. Son historien voit là, après tant d’autres, une réponse péremptoire aux accusations élevées contre ce gouvernement. Or, en lisant l’étude de ce même historien sur les intérêts matériels et les témoignages qu’il y a groupés, on est conduit à se demander si un pareil bienfait a réellement tout le prix que notre routine lui accorde. Il est tentant et il semble facile de gouverner les hommes avec leurs intérêts et leurs passions, d’encourager chez eux ce matérialisme pratique qui les rend dociles au joug en les attachant à la mangeoire. Cependant les hommes ont d’autres besoins, besoins d’idées, d’imagination, de sentiment ; besoins plus patiens, sans doute, et qui ne se trahissent que par des manifestations intermittentes ; mais le jour où ils se réveillent, si l’on a négligé de leur ouvrir une soupape de sûreté, ils font tout sauter. Les historiens savent, et c’est une observation banale à force d’être répétée, que les peuples gardent un souvenir respectueux et attendri aux gouvernans qui les ont fait souffrir pour la grandeur de la patrie ; ceux qui les ont simplement enrichis ne peuvent compter sur aucune reconnaissance. Illogisme de la foule, disent les demi-penseurs ; peut-être instinct profond du peuple, qui demande avec avidité les faux biens, méprise le serviteur qui les lui donne, acclame le maître qui l’a contraint de recevoir les vrais biens, ceux dont ce peuple a le désir intime.

Après 1840, le développement de l’industrie et surtout l’établissement des chemins de fer avaient doublé la fortune immobilière. L’ouverture des premières grandes lignes, en 1843, déchaîna une véritable folie d’agiotage. « On eût dit les beaux jours de la rue Quincampoix revenus, » écrivait M. Duvergier de Hauranne. A la Bourse, à la chambre, dans les journaux, dans les salons, on ne parlait que de concessions, de coups magnifiques, de fortunes rapides. Ces fortunes assuraient la prépondérance d’une classe moyenne qui en bénéficiait seule ; les élémens de création récente venaient s’y agglomérer autour du noyau de bourgeoisie libérale qui avait fait à son profit la révolution de 1830. Appuyée sur ses deux citadelles, le suffrage censitaire et la garde nationale, cette classe moyenne représentait et gouvernait la France. Elle n’avait d’autre titre que sa richesse pour s’imposer, pour donner à son gouvernement cette consécration supérieure qui décourage les convoitises et les révoltes. Elle ne pouvait se réclamer ni de la majesté des siècles et du droit divin, qu’elle venait de biffer dans l’histoire ; ni de la tradition religieuse, discréditée par son