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promptement rappelé sur la scène parisienne, où se joue la pièce principale.

Elle tourne mal, avec les procès de la cour des pairs, l’affaire Teste et Cubières, l’affaire Praslin, tous ces scandales qui inquiètent la conscience publique et assombrissent les imaginations ; avec les débats de la chambre, où l’animosité des partis donne de plus en plus aux discussions, durant les sessions de 1847 et de 1848, le caractère d’une guerre de Peaux-Rouges. Pour les observateurs superficiels, — et l’on est bien forcé de qualifier ainsi les hommes qui détenaient alors le pouvoir, — pour ceux qui voient dans le chiffre des majorités parlementaires le véritable thermomètre de l’opinion nationale, la situation n’avait jamais été plus rassurante. Les élections de 1846 avaient apporté au ministère la plus belle majorité du règne, une centaine de voix. Jusqu’aux derniers jours, cette phalange docile fut à peine entamée. L’ordre matériel, si souvent troublé pendant les dix premières années de la monarchie de Juillet, semblait définitivement assuré. Les sociétés secrètes s’étaient dissoutes. La presse opposante donnait encore quelques ennuis ; on aura peine à le croire aujourd’hui, si j’ajoute que son principal organe, le National, tirait à trois mille exemplaires ; la Réforme, plus radicale, avait quelques centaines de lecteurs. Mais tous les coefficiens des forces en jeu s’exprimaient par des chiffres aussi modestes, toutes les troupes qui manœuvraient se réduisaient ainsi à quelques comparses, sur le petit théâtre où se décidaient les destinées du pays légal. Là était l’illusion, là était le danger. On n’avait pas d’yeux et pas d’oreilles pour la masse silencieuse qui s’agitait en dessous ; on vivait sur l’incurable raisonnement des doctrinaires : « Nous ne sommes pas curieux des sentimens populaires, nous, personnages si avisés : donc ces sentimens ne comptent pas ; et d’ailleurs les choses n’existent que du jour où elles sont rédigées en projets de lois et en amendemens. » On laissait le soin d’interroger Caliban à ces songe-creux, les poètes, et l’on souriait de leurs prophéties. Pour retrouver les premières divinations de la tempête latente, il faut toujours revenir aux intuitions de Lamartine, aux boutades pénétrantes d’Henri Heine, aux Oracles que Vigny composait dans sa solitude méditative.

Cependant, à mesure que le temps marchait, et quoiqu’il n’eût pas de prise sur l’équilibre parlementaire, les plus confians commençaient à sentir dans l’air une odeur d’orage, sans discerner de quel point de l’horizon un orage pouvait venir. M. Thureau-Dangin rassemble des citations d’augures dans les correspondances qu’il a feuilletées ; elles attestent cette étrange sensation de malaise sans cause apparente. Signe grave, on concevait des doutes