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de ses personnages au milieu des épisodes qui les mettent en relief : quelques-uns de ces portraits, par exemple celui de M. de Tocqueville, d’une touche si juste et si fine, peuvent rivaliser avec les modèles classiques du genre. Lisez simultanément, comme je viens de le faire, des chapitres de M. Thiers et des chapitres de M. Thureau-Dangin : pour quiconque a l’habitude des comparaisons littéraires, notre historien égale son devancier par la clarté de l’exposition ; il le surpasse par le choix et le ramassé du détail, la tenue du style, la distinction de la pensée. Cependant, chacun relira sans se faire prier des pages de l’Histoire du Consulat et de l’Empire ; et nous aurons peine à pousser le public dans l’Histoire de la monarchie de Juillet, Il y a des sujets qui portent l’écrivain et des sujets qu’il doit porter ; M. Thureau-Dangin a choisi délibérément un de ces derniers : il y recueille moins de satisfaction, plus d’honneur.

J’imagine la mélancolie hautaine de ce robuste travailleur, quand il analyse la qualité de son succès, le peu de rapport qu’il y a entre ce succès et la valeur réelle de son œuvre. Loué bruyamment par ses amis politiques, qui applaudissent les intentions du tableau plus que le talent du peintre, injustement méconnu par les autres, il doit éprouver les sentimens d’un ordonnateur des pompes funèbres qui philosopherait sur sa condition, tandis que les parens et les gens du cortège s’inclinent en passant devant lui : « Ce n’est pas moi qu’ils saluent, c’est le corps ; et d’autre part, au seuil de la chapelle, la foule vivante qui passe dans la rue s’écarte de moi avec une terreur instinctive. » — Il doit avoir soif de suffrages désintéressés. Les mieux reçus seront peut-être ceux qu’il sentira arrachés par l’estime littéraire à une pensée qui ne partage ni ses regrets ni ses jugemens généraux. Le peu de beauté et de dignité qui subsiste dans notre république des lettres disparaîtrait vite, si l’on ne s’y faisait un devoir et un plaisir d’exalter le mérite, sans se laisser arrêter par les divergences des points de vue.


I

Convenons d’abord de la divergence fondamentale, celle qui rendra les conclusions de M. Thureau-Dangin inacceptables pour beaucoup d’esprits, et les critiques de ses contradicteurs non recevables pour lui. L’Histoire de la monarchie de Juillet est écrite par un membre de la majorité de M. Guizot ; un membre sagace, indépendant, éclairé par les événemens ultérieurs sur les fautes commises ; mais il croit qu’en évitant ces fautes on eût pu prévenir la catastrophe : il déplore la révolution de 1848, il condamne les idées d’où elle est sortie et les hommes qui l’ont faite. De ce point