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tableau que sa mémoire lui représente. L’explication paraît si satisfaisante que Bidder, un des plus grands calculateurs mentaux du siècle, a écrit dans son autobiographie qu’il ne comprendrait pas la possibilité du calcul mental sans cette faculté de se représenter les chiffres comme si on les voyait.

Les recherches de M. Galton, le savant anthropologiste anglais, ont apporté une confirmation à l’interprétation précédente. En interrogeant un grand nombre de calculateurs et de mathématiciens de tout ordre et de tout âge, M. Galton a constaté que la plupart ont, pendant leurs calculs, l’image visuelle des chiffres ; cette image offre parfois de curieuses dispositions individuelles ; la série naturelle des chiffres se présente sur une ligne droite ou suit les contours d’une ligne compliquée ; chez certaines personnes, les chiffres apparaissent placés en regard des barreaux d’une échelle : chez d’autres, ils sont enfermés dans des cases ou dans des cercles.

M. Galton a donné à ces images le nom de number-forms. Il faut que l’image visuelle soit bien nette pour que tant de détails y puissent être reconnus.

Enfin, M. Taine, qui a étudié avec tant de soin le phénomène de l’image, a établi un rapprochement entre les calculateurs mentaux et les joueurs d’échecs qui ont la faculté singulière de jouer sans regarder l’échiquier. Rappelons en quelques mots les procédés de ces joueurs. On a numéroté les pions et les cases ; à chaque coup de l’adversaire, on leur nomme la pièce déplacée et la nouvelle case qu’elle occupe ; ils commandent eux-mêmes le mouvement de leurs propres pièces et continuent ainsi pendant plusieurs heures. M. Taine explique ce tour de force par la netteté de l’image visuelle. « Il est clair, dit-il, qu’à chaque coup la figure de l’échiquier tout entier, avec l’ordonnance des diverses pièces, leur est présente, comme dans un miroir intérieur, sans quoi ils ne pourraient prévoir les suites probables du coup qu’ils viennent de subir, et du coup qu’ils vont commander. » Le témoignage direct des joueurs confirme cette interprétation. « Les yeux contre le mur, dit l’un d’eux, je vois simultanément tout l’échiquier et toutes les pièces telles qu’elles étaient en réalité… je vois la pièce, la case et la couleur exactement telles que le tourneur les a faites, c’est-à-dire que je vois l’échiquier qui est devant mon adversaire, et non pas un autre échiquier. » Ajoutons un dernier trait qui montre l’étendue de cette mémoire visuelle ; le joueur précédent a souvent fait des parties d’échec mentales avec un de ses amis qui avait la même faculté que lui, en se promenant sur les quais et dans les rues.