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vicieux qui roule de la véracité de nos facultés à la véracité divine, de la véracité divine à la véracité de nos facultés. Mais Descartes n’avait point la prétention de sortir du domaine des « idées ; » il voulait seulement, parmi les idées mêmes, trouver une idée supérieure qui apparût enfin comme le garant de toutes les autres, comme le fondement de notre affirmation d’un monde réel. Et il a cru la trouver dans l’idée de l’être qui seul existe par lui-même. On voit l’ordonnance simple et grandiose de tout ce système idéaliste, avec ses trois conceptions fondamentales : notre pensée, saisie comme réelle, une pensée suprême, conçue comme nécessaire et conséquemment réelle, enfin les objets pensés, conçus d’abord comme possibles et vrais autant que nous les pensons, puis comme certainement réels en vertu de l’unité suprême du vrai et du réel. C’est une sorte d’orbite parcourue, de révolution autour de soi qu’accomplit la pensée de Descartes ; c’est un « cercle, » si l’on veut, mais où, selon Descartes, toute pensée humaine est nécessairement enfermée, puisqu’elle ne peut que prendre conscience de ses idées, de leur ordre, enfin de leurs infranchissables limites.


Si, dans la philosophie comme dans la science, il faut admirer ceux qui trouvent les solutions, plus grands encore sont les inventeurs des problèmes. Outre qu’on doit à Descartes plus d’une solution ou des élémens de solution qui sont de majeure importance, combien de problèmes nouveaux n’a-t-il pas introduits dans la philosophie, depuis la critique de la connaissance jusqu’à la question de la réalité de la matière ! Comme nous venons de le voir et comme Schopenhauer l’a fort bien reconnu, « c’est Descartes qui, le premier, a saisi le principal problème autour duquel roulent depuis lors les études des philosophes, et que Kant a particulièrement approfondi : le problème de l’idéal et du réel, c’est-à-dire la question de distinguer ce qu’il y a de subjectif et ce qu’il y a d’objectif dans notre connaissance. » Quel rapport peut-il y avoir entre les images d’objets présens à notre esprit et des objets réels qui existeraient entièrement séparés de nous ? Avons-nous la certitude que de pareils objets existent réellement ? Et, dans ce cas, leurs images nous éclairent-elles sur leur constitution ? « Voilà le problème, dit Schopenhauer, et depuis qu’il a été posé, depuis deux cents ans, la tâche principale des philosophes est de distinguer nettement, par un plan de séparation bien orienté, l’idéal du réel, c’est-à-dire ce qui appartient uniquement à notre connaissance comme telle, de ce qui existe indépendamment d’elle, et d’établir ainsi d’une façon stable leur rapport réciproque. »