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sur l’existence absolue, nous dépassons nos limites. La preuve cartésienne est donc discutable comme « preuve. » Elle n’en demeure pas moins la plus haute expression de ce fait que, dans notre esprit, tout converge vers les deux idées d’existence absolue et d’existence parfaite : nous ne comprenons pas comment quelque chose de relatif peut exister s’il n’existe rien d’absolu, et nous ne comprenons pas davantage comment une existence absolue et, en conséquence, absolument indépendante, ne serait pas parfaite. Ainsi le type de l’existence et le type de l’essence tendent à s’unir en un seul et même foyer ; mais il reste toujours à savoir si cet idéal de notre pensée existe ailleurs que dans notre pensée même. C’est l’éternel point d’interrogation auquel aboutit l’idéalisme. Nous ne conclurons pas, avec Kant, que « la preuve cartésienne, si vantée, perd entièrement sa peine ; » nous ne répéterons point avec lui ces dures paroles : « On ne devient pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, dans l’intention d’augmenter sa fortune, il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse. » Descartes pourrait répliquer qu’un marchand devient riche avec des idées, quand il en a de bonnes, avec des chiffres, quand il sait les aligner dans l’ordre véritable, avec des zéros même, quand il sait les poser à leur place dans un calcul juste. Si l’idée de perfection introduisait un ordre intelligible dans toutes nos autres idées, si elle n’en rencontrait aucune qui fût incompatible avec elle, si surtout elle ne trouvait dans l’expérience rien qui se dressât devant elle comme une contradiction vivante, il ne suffirait pas de montrer que la perfection de la bonté est une « idée » pour l’empêcher d’être, dans le domaine de l’intelligence et de la moralité, notre suprême satisfaction et notre meilleure richesse.


A l’analyse de l’idée du parfait, Descartes joint la preuve, également classique, de l’existence de Dieu par l’origine même de cette idée du parfait. Ici encore, il ne croit pas que notre pensée puisse dépasser la réalité. — Et les chimères ? — Gréer une chimère, ce n’est point dépasser le réel, mais simplement l’altérer ; voilà pourquoi nous pouvons concevoir des chimères. Mais le suprême idéal de la perfection semble à Descartes impossible à imaginer si la réalité n’en fournit pas les élémens, ou plutôt l’élément. Or, à en croire Descartes, cet élément ne peut être notre simple puissance de perfectibilité, mais bien une perfection actuelle. Descartes se sert à ce sujet d’une comparaison ingénieuse et peu connue. Si on disait que chaque homme peut peindre un tableau aussi bien qu’Apelle a puisqu’il ne s’agit que de couleurs