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comme pensée, sur l’étendue comme étendue, et invicem. Ne sautons pas d’un cercle à l’autre, d’un point de vue à un point de vue tout différent. Demander comment la pensée agit sur la matière, c’est se figurer la pensée « comme un corps qui en pousse un autre, » c’est consulter « l’imagination, » au lieu de « l’entendement, » qui seul ici serait de mise. Un corps n’en pousse même pas un autre, mais le mouvement du premier se continue dans le second. Or, le mouvement ne peut pas se continuer dans la pensée, qui n’est plus mouvement. Concevez donc les mouvemens d’un côté, qui se transforment l’un dans l’autre, et les pensées de l’autre côté, qui se continuent aussi l’une dans l’autre ; de plus, souvenez-vous que, dans la réalité, il y a union et même « unité, » entre la série des mouvemens et celle des pensées ; et n’en demandez pas davantage. — De nos jours, nous ne sommes pas plus avancés que Descartes dans la solution du mystère, et la philosophie actuelle n’a rien de mieux à faire que de suivre le conseil cartésien : ne jamais confondre la série des mouvemens avec la série des états de conscience, et ne jamais non plus les séparer. « Toute la science des hommes, dit Descartes à Elisabeth, ne consiste qu’à bien distinguer les notions primitives, » qui rentrent dans les trois classes de la pensée, de l’étendue et de l’union entre les deux ; « et à n’attribuer chacune d’elles qu’aux choses auxquelles elles appartiennent, » les pensées aux pensées, les mouvemens aux mouvemens, l’agir et le sentir à l’union de la pensée et du mouvement. « Car, lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d’une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre. » Ainsi font les matérialistes, qui veulent expliquer la pensée par le mouvement ; ou encore les scolastiques, qui expliquent les phénomènes du mouvement par des forces, vertus, qualités d’ordre mental. Et nous nous méprenons de même « lorsque nous voulons expliquer une de ces notions (primitives) par une autre, » — la pensée par le mouvement, le mouvement par la pensée, l’union du mouvement et de la pensée par le mouvement seul, ou par la pensée seule, ou par la simple juxtaposition du mouvement et de la pensée ; « car, étant primitive, » chacune de ces notions a ne peut être entendue que par elle-même. » Donc la vie réelle, qui est l’unité du penser et du mouvoir, ne peut s’entendre que par elle-même, en vivant. Ces réflexions de Descartes sont aussi sages que profondes ; livrons-les aux méditations de nos savans comme de nos philosophes contemporains.