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IV

Passons maintenant aux conséquences idéalistes que Descartes a tirées de son cogito relativement à l’âme, à Dieu, à la matière, et demandons-nous ce que la philosophie actuelle peut en conserver.

Ce qui importe dans l’analyse du cogito et de ses conséquences, c’est de ne pas affirmer « au-delà de notre intellection, » comme dirait Descartes. Soumettons donc à l’examen les deux termes extrêmes : le je et le suis, l’idée du moi et l’idée de l’existence. Le problème est capital, puisque c’est ici notre moi qui est en question. Je pense, qu’est-ce à dire ? Si le fait de la pensée ou de la conscience est indéniable, le moi est-il aussi indéniable ? Ne faudrait-il point se contenter de dire : Je pense, donc il y a de la pensée, sans prétendre poser un moi qui est peut-être illusoire ? — Certes, si vous entendez par moi autre chose que votre pensée même, vous n’avez pas le droit d’introduire ce nouveau personnage. Mais si vous prétendez que la pensée m’apparaît détachée, sous une forme impersonnelle, comme la pensée et non ma pensée, voilà qui est insoutenable aux yeux de Descartes. Ma pensée n’est pas comme un terrain vague qui n’appartiendrait encore à personne ; elle est de prime abord appropriée ; il m’est même impossible de concevoir une pensée entre ciel et terre qui ne serait pas un sujet pensant, une sensation qui ne serait pas ma sensation, ou votre sensation, ou la sensation de quelque autre. Assurément, on peut sentir, penser, agir, sans réfléchir sur son moi, mais on le sent toujours. Alfred de Musset dit « qu’on pense à tous ceux qu’on aime, sans le savoir ; » on se pense aussi soi-même sans le savoir. Descartes a donc bien le droit de mettre son cogito à la première personne du singulier et de poser ainsi une conscience à forme personnelle.

Seulement, est-ce autre chose qu’une « forme ? » Voilà ce que Descartes ne se demande pas, et ce que se demande la philosophie contemporaine : dans la conscience du moi, elle voit le résultat d’un long développement chez l’individu et chez l’espèce. Je m’aperçois actuellement, sous la forme du moi, comme une individualité distincte s’opposant au « non moi ; » mais rien ne prouve que tout état de conscience, même le plus rudimentaire, ait déjà cette forme. La seule chose qui soit immédiate et certaine, en y regardant de près, c’est un état quelconque de conscience, — sensation, plaisir, douleur, désir, etc., — tel qu’il est au moment même où il se produit. Cet état a une réalité concrète qui en fait l’état d’un être déterminé ; il a de plus une tendance naturelle et invincible à s’orienter vers un moi, à se polariser en quelque