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réelles, mais seulement sur des rapports d’idées. Au reste, il eût dû examiner cette question de plus près. Accordons-lui que le « principe de contradiction » ne nous lait point sortir de notre pensée pour atteindre des objets ; en est-il de même quand il nous parle de « causes » et de « substances ? « Il eût dû soumettre au doute méthodique ces notions communes avec tout le reste et se demander jusqu’à quel point elles nous font faire un pas hors de notre propre pensée pour atteindre des objets différens d’elle. Mais alors, Descartes eût fait l’œuvre de Kant.

On voit donc que, selon Descartes, après la grande élimination ou purification intellectuelle, il nous reste en premier lieu des idées et représentations, c’est-à-dire des états de conscience ; en second lieu, certaines liaisons d’idées nécessaires, dont il aurait dû faire le dénombrement et la critique, mais qui ne nous apprennent rien, selon lui, sur l’existence « hors de nous » d’objets différens de notre pensée. La plupart des interprètes oublient cette importante distinction entre les vérités communes, qui ne portent que sur l’existence, et les vérités particulières, qui nous font connaître des existences réelles. De là les cercles vicieux et pétitions de principes que nous verrons tout à l’heure attribuer à Descartes.


III

Comment, du doute même, faire sortir quelque certitude qui nous mette en possession non-seulement du « possible, » ou même du « vrai, » mais du « réel ? » C’est le grand problème de la philosophie moderne, que Descartes a résolu par le cogito. Il y a une chose, en effet, une seule, qui ne m’apparaît pas comme une possibilité en l’air, mais bien comme une réalité actuelle : c’est ma pensée. Ma pensée est inséparable de l’être ; je ne suis pour moi-même qu’en tant que je pense, et je ne pense qu’en tant que je suis. « Par le mot de pensée, dit Descartes, j’entends toutes ces choses que nous trouvons en nous avec la conscience qu’elles y sont, et autant que la conscience de ces choses est en nous. » Aussi peut-on dire aussi bien, selon lui : Respiro, ergo sum, à la condition qu’il s’agisse de la conscience même que nous avons de notre respiration. Si fallor, sum, avait déjà dit saint Augustin, sans en chercher davantage, sans voir dans cette présence immédiate de la pensée à elle-même l’aliquid inconcussum. Avec Descartes, ce principe est devenu la base de toute la philosophie. La transparence intérieure de la pensée qui se voit être et qui ne peut rien voir être qu’à travers soi, c’est l’idéalisme désormais fondé sur la réalité même, car, chose merveilleuse, la seule réalité qui soit absolument certaine