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les lettres elles-mêmes agissent et bataillent. Il est un philosophe qui, d’abord, a rejeté toute foi positive, et cette irréligion, qui serait un péril si elle ignorait la puissance de la religion sur les hommes, devient en lui une force ; elle l’affranchit des autels, qui ne donnent jamais qu’à charge de revanche leur appui aux trônes. Ce philosophe a cherché quelque certitude et n’en a rencontré aucune, si ce n’est dans des négations, négation de la spiritualité de l’âme, négation de la liberté, car il croit en Dieu moins fermement, moins clairement, certes, qu’en la mortalité de l’âme matérielle et l’inéluctabilité des destins. Et comme cette vue générale des choses est triste à en mourir, ou, du moins, à penser que la vie est mauvaise et ne vaut pas la peine d’être vécue, ce fataliste et ce sceptique apparaît en même temps pessimiste. Il est tout cela, en effet. Puis, tout à coup, des ruines de la métaphysique, il retire une méthode de raisonner : des négations spéculatives il conclut à des affirmations d’activité. Il se propose comme objet de la vie l’action réfléchie, et il en fait une théorie abstraite, mais qui se prêtera et se pliera aux convenances prévues ou fortuites de la réalité. Son scepticisme sera de la prudence ; son fatalisme et son pessimisme se convertiront en confiance en soi seul, en résignation au mal, en mépris hautain de la mauvaise fortune. Par un merveilleux instinct, il a pris de toute chose ce qui lui pouvait servir, rejeté ce qui lui pouvait nuire ; ce qui serait poison pour d’autres est pour lui fortifiant breuvage.

Dans aucune des parties de cette activité intellectuelle, ni dans les lettres, ni dans la philosophie, ni dans la politique, ne s’annonce le génie ; il ne s’y trouve rien qui éblouisse ; mais une sorte particulière de génie, et très rare, résulte de cet accord même et de cet équilibre des parties. A Rheinsberg se montent pièce à pièce, chaque pièce étant à sa juste place, une machine pour penser et une machine pour agir, la première conduisant la seconde, car la pensée prépare l’action, et l’action sera de la pensée réalisée. Frédéric nous apprend que ce qu’il admire le plus chez les grands hommes, c’est « un esprit créateur qui sait multiplier les idées… et saisir des rapports entre des choses que l’homme inattentif saisit à peine, » et en même temps « la force d’esprit qui trouve des ressources en soi-même, et le jugement exquis qui fait toujours prendre le parti le plus avantageux. » Voilà bien le génie qui se forme à Rheinsberg et tout entier déjà s’y découvre, et dont le premier effet est de donner à ce jeune prince la prévision de soi-même, je veux dire l’exacte vue de son règne et de sa gloire ; car il se prévoit et il se prédit, et je ne sais s’il est d’autres lectures qui produisent un effet aussi étrange que les écrits politiques de la jeunesse de Frédéric. On lit une page toute remplie de termes