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haute main, et, bien plus que lui, c’est elle qui manœuvre. En somme, sous le nom, l’affiche et la proclamation théorique de la liberté pour tous, le monopole universitaire se reconstitue, sinon de droit, du moins de fait, et en faveur de l’Église.

Vers 1859 et après la guerre d’Italie, à propos du pape et du pouvoir temporel, les deux mains jointes se desserrent, puis se séparent ; leur association se défait, les deux intérêts ne sont plus d’accord, et deux mots naissent, l’un et l’autre prédestinés à une grande fortune : d’un côté apparaît l’intérêt « laïque, » de l’autre côté, l’intérêt « clérical ; » désormais le gouvernement ne subordonne plus le premier au second, et, sous le ministère de M. Duruy, la direction de l’Université redevient franchement laïque. Par suite, en gros et dans ses grandes lignes, le régime total de l’enseignement va jusqu’en 1876 ressembler à celui de juillet ; pendant seize ans, faute de mieux, les deux grands pouvoirs enseignans, le spirituel et le temporel, vont se supporter l’un l’autre et opérer chacun à part, chez soi et à sa façon ; seulement, l’Église, chez elle, n’exerce plus par tolérance et permission gracieuse de l’Université, mais par abolition légale du vieux monopole et en vertu d’un droit écrit. Le tout compose un régime passable, moins oppressif que les précédens ; à tout le moins, les deux millions de catholiques pratiquans qui considèrent l’incrédulité comme un malheur extrême, les pères et les mères qui subordonnent l’instruction à l’éducation[1], et veulent avant tout préserver la foi de leurs enfans jusqu’à l’âge adulte, trouvent maintenant dans les établissemens ecclésiastiques des serres bien aménagées, soigneusement calfeutrées contre les courans d’air moderne. Un besoin urgent de premier ordre[2], légitime,

  1. De Riancey, ibid., 11, 476. (Paroles de M. Saint-Marc Girardin.) « Nous instruisons, nous n’élevons pas ; nous cultivons et développons l’esprit, non le cœur. » — Témoignages analogues de M. Dubois, directeur de l’École normale, et de M. Guizot, ministre de l’instruction publique. « L’éducation n’est pas au niveau de l’instruction. » (Exposé des motifs de la loi de 1836.)
  2. De Riancey, ibid., II, 401, 475. — Thureau-Dangin, ibid., 145 et 146. — (Paroles d’un catholique fervent, M. de Montalembert, dans le procès de l’École libre, 29 septembre 1831.) « C’est le cœur encore navré de ces souvenirs (personnels) que je déclare ici que, si j’étais père, j’aimerais mieux voir mes enfans croupir toute leur vie dans l’ignorance et l’oisiveté que de les exposer à l’horrible chance que j’ai courue moi-même, d’acheter un peu de science au prix de la foi de leur père, au prix de tout ce qu’il y avait de pureté et fraîcheur dans leur âme, d’honneur et de vertu dans leur cœur. » — (Témoignage d’un protestant zélé, M. de Gasparin.) « L’éducation religieuse n’existe réellement pas dans les collèges. Je me rappelle avec terreur ce que j’étais au sortir de cette éducation nationale. Étions-nous de bien excellons citoyens ? Je l’ignore. Mais assurément nous n’étions pas des chrétiens. » — (Témoignage d’un libre penseur, Sainte-Beuve.) — « En masse, les professeurs de l’Université, sans être hostiles à la religion, ne sont pas religieux. Les élèves le sentent, et, de toute cette atmosphère, ils sortent, non pas nourris d’irréligion, mais indifférens… On ne sort guère chrétien des écoles de l’Université. »