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emploie notre argent à s’armer contre nous, c’est en vérité se faire une trop haute idée de notre candeur.

Il était naturel que deux gouvernemens traités en suspects, séparés du tabernacle et du camp du Seigneur, songeassent à s’entendre, à établir entre eux une sorte de concert diplomatique, et que les deux peuples fussent disposés à croire qu’intérêts et dangers, tout leur était commun, que toute attaque dirigée contre l’un d’eux serait suivie à bref délai d’une entreprise dirigée contre l’autre. Si l’anonyme est bien informé, on a pris plaisir à resserrer leurs liens en aggravant les conditions du traité dont ils redoutent les effets. En rédigeant le sien, M. de Bismarck avait prévu des cas divers ; selon que des événemens se produiraient en Orient ou en Occident, les obligations et la conduite des alliés variaient. L’Allemagne ne pouvait compter sur l’assistance de l’empire austro-hongrois que si elle était attaquée par la Russie ; les secours de l’Italie ne lui étaient acquis que si elle avait affaire à la France ; hors de là, on se renfermait dans une neutralité bienveillante.

Le traité, nous dit l’anonyme, a été simplifié. Selon lui, on a fait à l’Italie cette concession que l’Allemagne et l’Autriche lui garantissent son intégrité territoriale, sans qu’elle leur fournisse une contre-garantie équivalente. En revanche, on a stipulé que toute agression contre l’une des trois puissances, d’où qu’elle vienne, quel que soit l’agresseur, aura pour conséquence l’intervention armée des deux autres. Quant aux clauses secrètes, l’anonyme n’en souffle mot. — Qu’importe ! nous dit-il. Ne voyez-vous pas qu’il ne s’agit dans tout cela que de guerre défensive, que si l’un des alliés attaque, il perd tous ses droits ? — Cet homme d’esprit nous croit-il donc si simples, si faciles à rassurer ? Ignorons-nous quel usage les casuistes savent faire de leurs subtiles distinctions, et que les chercheurs de chicanes ont toujours accusé l’agneau d’avoir troublé leur breuvage ? Est-il donc si malaisé de se faire attaquer, d’obliger son voisin à se battre ? Ne savons-nous pas où a été forgée la fameuse et mensongère dépêche d’Ems, qui annonçait au monde que le roi de Prusse avait insulté l’ambassadeur de France, et qui a rendu inévitable la guerre de 1870 ? Dans les circonstances critiques, il suffit d’une fausse nouvelle pour mettre le feu aux poudres. Malheur à ceux qui la croient ! Heureux ceux qui la fabriquèrent !

Il est bon toutefois de remarquer que les journaux officieux de Vienne ont démenti les assertions de l’anonyme, qu’à les entendre, l’Allemagne n’a pas pris d’engagement plus ample concernant la défense des intérêts autrichiens dans les Balkans, ni obtenu de garanties meilleures en cas de guerre avec la France. Il n’en est pas moins vrai que les trois gouvernemens se sont tus et qu’ils avaient sans doute de bonnes