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Caprivi ont dû être contens de lui. Son chaleureux plaidoyer est moins une apologie que la glorification de leur politique. Il estime que non-seulement on n’a point fait de fautes, mais qu’on a amélioré, perfectionné ce qui était, que jamais l’Allemagne n’a eu dans le monde une situation si belle, si sûre, que non-seulement tout va bien, mais que tout va de mieux en mieux, qu’on ne s’est pas contenté d’affermir les fondemens de la maison, qu’on l’a décorée, embellie, qu’elle n’avait jamais eu si bon air.

Au surplus, l’anonyme n’est point un Pangloss. C’est un homme d’esprit et de goût, qui a beaucoup de mesure dans le style ; il s’entend à accommoder, à envelopper les choses. Une femme très passionnée s’écriait : « Mon Dieu ! que la passion m’est naturelle et que la raison m’est étrangère ! » L’anonyme affecte de parler toujours le langage de la froide raison ; il n’en est pas moins passionné. Ses affections et ses haines, quelque peine qu’il se donne pour en tempérer, pour en assourdir l’expression, éclatent à travers ses artifices de rhétorique, et dès les premières pages de son livre, on devine qu’il déteste les Russes et qu’il nous aime peu, ou que du moins il attend pour nous aimer tout à fait que nous consentions à n’être plus rien. Il déclare que la vraie politique, celle de l’empereur Guillaume II, est l’art de concilier l’intérêt national avec un souci continuel des grands intérêts de la civilisation européenne. Mais on sent bien que pour lui ni la Russie ni la France ne font partie de cette Europe vraiment civilisée dont les intérêts lui paraissent respectables, qu’elle finit aux Vosges et au Niémen.

En vantant ce qui est aux dépens de ce qui fut, l’anonyme ne se fait point d’illusions sur le sort qui l’attend, sur l’accueil que feront à ses déclarations la plupart de ses lecteurs allemands. Il se résigne à n’être approuvé que du petit nombre, et il a pris pour épigraphe le mot de Thémistocle : « Frappe, mais écoute. » Il pense que si la majorité de ses compatriotes professe aujourd’hui un respect superstitieux pour la politique de M. de Bismarck, qu’ils ont longtemps combattue, à laquelle ils ont eu tant de peine à se convertir, elle leur est devenue si chère par les violences mêmes qu’ils ont dû se faire pour l’accepter, les convictions péniblement acquises étant celles qui s’incrustent le plus profondément dans les âmes. — « L’ex-chancelier, nous dit-il, n’est devenu si populaire que parce qu’il s’est imposé de force à la nation ; il aurait le droit de lui dire, comme le Thésée de Shakspeare : « Je t’ai fait la cour l’épée à la main, et j’ai gagné ton cœur par les souffrances que je t’ai infligées. » — L’anonyme représente à ces superstitieux que, grâce à son caractère, à son génie, à l’éclat des services rendus, au crédit dont il jouissait dans toute l’Europe, à l’ascendant qu’il exerçait sur les gouvernemens, ce grand homme d’État pouvait user de certaines méthodes interdites à ses successeurs ;