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se montrent affables et obligeans. A l’enterrement du maréchal de Biron, elle donna une leçon de popularité au duc de Valois en l’avertissant de recommander à haute voix au cocher de ne blesser personne ; comme il le faisait avec quelque nonchalance, elle le tança en ces termes : — « Ne saurez-vous donc jamais parler au peuple, monseigneur ? Serez-vous toujours gauche ? N’aurez-vous jamais un moment d’élan ? » — Un des enfans osa s’associer à la réprimande et appuya : — « Allons, monseigneur, de l’élan, c’est si aisé ! » — Il ne l’est pas pour vous de vous taire, gronda la gouvernante.

L’élève ainsi admonestée était Mlle de Montault-Navailles, admise à suivre cette éducation avec César du Crest[1], neveu de la comtesse, et Henriette de Sercey, sa nièce. Elle ne tarda pas à partager l’enthousiasme des princes pour Maman Genlis et voulut le lui témoigner à son tour : — « J’aurais presque rougi de rester en arrière de cette passion romanesque que chacun cherchait à lui prouver. J’ai vu les princes et Mademoiselle baiser les pas où elle avait marché, et j’avoue à ma honte qu’un jour, voulant me distinguer en sentiment, je me précipitai sur le fauteuil qu’elle venait de quitter, et, l’ayant baisé avec ardeur, je me remplis la bouche de poussière, ce qui calma mon enthousiasme. » — Certes les élèves ne se fussent pas contentés de répondre comme le duc du

  1. Mme de Genlis fut le bon génie de son frère, qu’elle fit colonel, marquis, chancelier du duc d’Orléans. M. de Talleyrand, fort sévère pour l’un et l’autre, le traite sans ambages d’aventurier qui soutenait le poids de sa place avec l’adresse d’un charlatan plus qu’avec l’habileté d’un homme d’affaires. Intelligent, instruit, conteur aimable, M. du Crest participe de la nature morale de sa sœur : il écrit des ouvrages d’économie politique, des traités scientifiques, passe sa vie en projets, en inventions de tout genre. Un jour, il conçoit et exécute une voiture en papier mâché et verni qu’il fait conduire à Longchamp ; une autre fois, avec deux officiers de marine, il construit un navire dont la coque se compose de copeaux tellement joints qu’ils formeront une masse compacte à l’abri des tempêtes les plus fortes. Il imagina aussi de faire remettre par le duc d’Orléans à Louis XVI un mémoire où il préconisait une recette infaillible pour rendre au roi les cœurs aliénés par les fautes du gouvernement et régénérer les finances du royaume ; il suffisait d’instituer des conseils à la tête de chacune des parties de l’administration, de lui confier un pouvoir sans limites et de rétablir en sa faveur la charge de surintendant des finances. Le hasard divulgua le mémoire qui valut beaucoup de plaisanteries au chancelier ainsi qu’à son maître.
    Grand génie, ardent citoyen,
    Ce que tu promets n’est pas mince,
    Mais si tu possèdes si bien
    L’heureux talent de faire adorer notre prince ;
    Commence donc par faire aimer le tien.
    On prétend que le duc se vengea de la déconvenue en disant à M. du Crest : « Vous n’avez oublié qu’une chose dans votre mémoire, c’est que vous étiez le plus joli homme de France. »