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le secret, et, pendant de longs mois, on continua de le mystifier, tandis qu’il s’estimait le plus heureux des hommes. Il écrivait souvent à sa femme pour lui faire part de ses triomphes ; celle-ci se moquait, et lui de rire avec ses hôtes de son incapacité à comprendre des choses si relevées, ajoutant : « Il faudra bien qu’elle me croie quand elle verra qu’en ma qualité de noble je ne paierai plus les taxes de roturier. » En rentrant chez lui, son premier soin fut de forcer sa femme, ses filles, à s’agenouiller devant sa médaille et à la baiser. Le lendemain, il alla à l’hôtel de ville, décoré de ses ordres, déploya ses diplômes et déclara qu’il ne paierait plus la taille. On trouva sa folie si plaisante, qu’on l’exempta de toute imposition ; la ville de Saint-Quentin prit part à la mystification, il fut invité à dîner partout, et pendant douze ans, jusqu’à sa mort, traité avec les marques du respect.

Mais voici la grande solennité, l’épreuve d’initiation, la présentation à la cour. Redoutable et désirée cérémonie qui achèvera de tirer des limbes Mme de Genlis, en la distinguant des femmes qui n’ont point eu ce rayon de Versailles. La présentation, c’est l’entrée dans la carrière de courtisan, en quelque sorte un examen de baccalauréat qui permet de prétendre aux bontés de la cour. Tout d’abord, le généalogiste du roi a constaté que la noblesse du candidat remonte à la nuit des temps, c’est-à-dire avant 1400 ; quelques femmes, il est vrai, tournent la difficulté, elles deviennent maîtresses du roi, puis se font présenter ; ainsi Mme de Pompadour, la Du Barry, et la noblesse de s’indigner d’une violation si flagrante de ses privilèges. Aux contempteurs des rites, elle aurait pu répondre, comme ce confesseur de Philippe II : « Les prérogatives de votre couronne sont-elles autre chose qu’une étiquette ? » Ici comme en tout, c’est une question de mesure, d’usages institués, consacrés par le temps, puis tombant en désuétude et s’écroulant aussi avec le temps. Chasser avec le roi, monter dans ses carrosses et souper dans les petits appartemens, voilà la présentation des hommes de la cour. Les femmes sont présentées en cérémonie, le dimanche, en grand habit de cour, par une femme déjà présentée : elles ont un énorme panier, une queue démesurément longue, et il faut vingt à vingt-deux aunes pour faire un grand habit sans garniture. Première révérence à la porte ; quelques pas et seconde révérence ; troisième révérence en face de la reine ; alors la présentée ôtait le gant de la main droite, s’inclinait profondément et saisissait le bas de jupe de la reine pour le baiser : la reine l’en empêchait en retirant sa jupe, disait quelques mots aimables, faisait une révérence, signal de la retraite qu’on opérait à reculons, malgré la grande queue qu’on manœuvrait adroitement, tout en exécutant les trois révérences d’adieu.