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et des imitateurs de Manet, des fidèles d’Aligny et des émules de M. Monet. Cette liberté ne correspond-elle pas à la liberté moderne de notre esthétique et de notre critique ? Bien fou qui prétendrait la restreindre et imposer une façon unique de regarder et de traduire les phénomènes perpétuellement variables de la nature infinie et insaisissable ! Contentons-nous de demander à un peintre s’il examine sincèrement les choses, s’il les voit avec intelligence, s’il les rend avec amour, et laissons-lui choisir ses moyens !

Deux têtes d’officiers, deux belles œuvres, le Général de K…, par M. Henner, et le Colonel Brunet, par M. J.-Paul Laurens, prouvent bien qu’on arrive au grand art par tous les chemins. Autant la peinture de M. Henner est moelleuse, caressante, librement frottée, négligée en apparence, avec de molles tendresses dans les clairs et des intensités mystérieuses dans les sombres, autant celle de M. Laurens est ferme et nette, sévèrement construite, avec une intensité presque dure dans l’affirmation rigoureuse des modelés et dans l’exactitude des couleurs. Cependant chaque physionomie est d’un accent personnel, profond, inoubliable, et les deux morceaux, à des titres différens, sont d’excellens morceaux de peinture. Il n’y a aucune similitude, non plus, entre les procédés énergiques et rudes de M. Bonnat et les procédés méticuleux et doux de M. Jules Lelebvre ; cependant, le portrait d’un penseur, illustre et hardi, par le premier, et le portrait d’un bourgeois, obscur et timide, par le second, pourront bien quelque jour se rencontrer côte à côte, sans étonnement, dans la même galerie. Le royaume de l’art est vaste et ouvert à tous les peintres de bonne volonté. Le Portrait de M. Renan, de M. Bonnat, retiendrait tous les yeux par son mérite intrinsèque, lors même que la célébrité du modèle n’y appellerait pas la curiosité de la foule. M. Renan est assis, vu de face, dans un fauteuil, en habit noir, les mains sur les genoux. La figure, puissamment ramassée, dans une attitude familière et pensive, projette en avant, hors de l’ombre qui l’enveloppe, les clartés solides de son large visage en pleine lumière et des mains plus doucement éclairées, avec autant de force que de tranquillité. La tête en avant, ces deux mains abandonnées et comme flottantes, le corps enfoncé, presque affaissé, dans son siège, le savant, tout entier à son attention, écoute quelque interlocuteur. Les yeux, à la fois pénétrans et voilés, observateurs et méditatifs, sont d’une personnalité extraordinaire. Leur finesse, grave et douce, s’insinue d’autant mieux en nous que la facture de l’ensemble est plus énergique et plus rude, l’artiste ayant, suivant son habitude, accentué de préférence la structure robuste et le caractère mâle de son modèle, sans trop insister sur les décolorations ou les amollissemens des carnations appesanties par le travail