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fait ; jadis le nu était jugé laid ; dans les jugemens derniers, aux portes des cathédrales, les damnés étaient nus ; c’était leur honte et leur châtiment, et les élus en face d’eux avaient de longues robes flottantes. Voici aujourd’hui, dès la première moitié du XIVe siècle, que bien loin des plaines heureuses et du ciel indulgent de l’Italie, dans l’abbaye de Meaux près Beverley, sur les bords de l’Humber, un statuaire ayant à représenter le Christ en croix, travaille le nu d’après nature, ayant sous les yeux un modèle vivant. Le chroniqueur du monastère note le fait à l’honneur de l’artiste et décrit l’enthousiasme et la curiosité que son œuvre excita aussitôt.

Si l’art anglais au XIVe siècle est pénétré de cet esprit nouveau, à plus forte raison la littérature. Le premier en date des grands poètes de l’Angleterre, Chaucer, a des peintures de Vénus flottant sur la mer, couronnée de roses blanches et de roses rouges, pour lesquelles le pinceau de Titien conviendrait mieux encore que celui du pensif Botticelli : car Chaucer est un précurseur de la Renaissance, lointain par les dates, voisin par le génie. Il a toutes les admirations des lettrés du XVIe siècle ; il prend pour modèle Pétrarque, Boccace, Dante ; il met sa gloire à suivre de loin les pas de Stace, Ovide et Virgile ; il invoque les dieux païens et leur demande l’inspiration : — « Radieuse Cypris, sois ma protectrice aujourd’hui. Et vous qui demeurez sur le Parnasse, près des claires fontaines de l’Hélicon, inspirez mes vers et mon récit. » — Il conte, d’après Boccace, l’histoire de Troïlus et de Cressida et celle de Thésée, duc d’Athènes ; il emprunte à la version de Pétrarque, « dont la douce éloquence a éclairé de poésie l’Italie entière, » celle de la patiente Griselidis. Il a voyagé en France et en Italie ; il lit Cicéron ; il vénère les livres de l’antiquité, car « de même, dit-il, que d’un vieux champ sort tous les ans blé nouveau, de même des vieux livres sortent, en vérité, les nouvelles connaissances des hommes. »

Sa langue est la nouvelle langue anglaise, son vers est le nouveau vers anglais. Il a renoncé à l’allitération ; il n’écrit point en français et il dédaigne les archaïsmes anglo-saxons ; presque tous les mots qu’il adopte ont cours encore aujourd’hui. Il parle anglais, son génie est un génie anglais, partie germanique et partie français ; il sait penser et il sait rire ; il suit les yeux à terre, bercé par sa rêverie, la longue suite de ses pèlerins de Cantorbéry et tout en même temps il écoute, observe et note les reparties, les discours et les traits de caractères de ses compagnons de route. Seul, il aura eu l’air distrait, de la taverne de Southwark à la taverne de Cantorbéry ; seul il aura tout observé et tout retenu. L’art de bien conter, inconnu des Saxons, lui est familier ; Boccace et La Fontaine n’ont