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anglaise, se forme par voie de concessions mutuelles et de transaction. En 1205, on comptait seulement 50 mots d’origine latine dans les 32,005 vers du Brut de Layamon ; on en trouve 100 dans les 500 premiers vers de Robert de Gloucester en 1298, et 170 dans les 500 premiers vers de Robert de Brunne en 1303. Les progrès sont encore plus rapides à mesure qu’on avance dans le XIVe siècle ; nombre de familles de mots reçoivent en Angleterre la naturalisation et, peu à peu, se constitue cette langue dont le vocabulaire compte aujourd’hui deux fois plus de mots d’origine française ou latine que d’origine germanique. A la fin du dictionnaire étymologique de Skeat (1882) se trouve une table des mots de la langue classés d’après leur provenance ; les mots empruntés aux idiomes germaniques ou Scandinaves occupent sept colonnes et demie ; les mots tirés du français et des langues romanes ou classiques, seize colonnes. Sans doute, et la chose est certaine, la proportion n’est pas la même dans une page d’anglais ordinaire ; elle est renversée chez certains auteurs, dans Shakspeare par exemple ou Tennyson, qui ont une prédilection marquée pour les mots anglo-saxons. Il faut observer néanmoins, d’une part, que la constitution du vocabulaire avec sa majorité de mots franco-latins est un fait indubitable, d’autre part, que dans une page d’anglais ordinaire, la proportion des mots d’origine germanique est accrue aux regards par le nombre des articles, conjonctions et pronoms anglo-saxons, mots qui ne sont que les valets des autres et sont en effet, comme il convient, plus nombreux que leurs maîtres. On s’écartera beaucoup moins des résultats fournis par les listes de Skeat, si l’on ne compte que les vrais mots indépendans et libres, citoyens de la langue et qui ne sont l’ombre et le reflet d’aucun autre.

En même temps que la langue, une nouvelle versification s’établit par une fusion des règles des deux autres : les indigènes renoncent à l’allitération et acceptent la rime ; les conquérans cessent de tendre vers la symétrie absolue du nombre des syllabes et se contentent du nombre des accens. C’est ainsi que Chaucer écrit ses Contes de Cantorbéry en vers de cinq accens, avec un nombre de syllabes variant de neuf à onze. Même réforme pour la grammaire : au lieu de garder avec autant de persistance que les peuples germaniques leurs déclinaisons, les habitans de l’Angleterre les laissent tomber en désuétude avec la même promptitude que les Français. Leurs verbes se conjuguaient sans auxiliaires avant la conquête ; on disait en anglo-saxon : je partir demain ; les auxiliaires sont admis dans la nouvelle grammaire. Enfin, dans le français comme dans l’anglo-saxon, les noms communs avaient des genres arbitraires et qui différaient de l’une à l’autre langue ; lune,