Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/570

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gardé jusqu’à nos jours le nom sanglant de « la Bataille. » Ses ruines qu’un soin pieux entretient dominent les Talions où se massèrent pour l’attaque les soldats du conquérant. Au loin, dans l’intervalle des collines que couvraient alors les arbres jaunissans de la forêt d’Anderida, luit entre la terre et les nuages la mer grise qui apporta, il y a huit cents ans, la flotte normande. Des monceaux de débris couverts de lierre marquent la place où tomba Harold, dernier roi de race anglaise qui se soit assis jusqu’à nos jours sur le trône de la Grande-Bretagne. L’endroit est écarté ; de grands arbres, des cèdres, des aulnes, un arbre au feuillage blanc Toilent comme d’un rideau et ferment aux bruits du monde le lieu de la lugubre tragédie. Il y règne un silence solennel ; à travers les branches on aperçoit seulement, d’un côté, la tour carrée de l’église de Battle, et le seul bruit qui monte est celui de la vieille horloge sonnant les heures. Le lierre et les rosiers grimpans enlacent les pierres grises et retombent en rameaux légers le long des basses murailles de la crypte ; les roses s’effeuillent et le doux vent d’automne chasse leurs pétales blancs sur le gazon, parmi ces débris auxquels est attaché l’un des grands souvenirs de l’histoire de l’humanité.

La « Bataille » eut en effet des conséquences immenses, autrement considérables que celles d’Austerlitz ou d’Azincourt. Un peuple entier fut transformé, un peuple qui allait être le peuple anglais. Les Anglo-Saxons vaincus ne surent pas plus se défendre et s’unir contre les gens de France qu’ils n’avaient su auparavant s’unir contre les Danois. A l’enthousiasme momentané qui avait groupé autour d’Harold tant de nobles défenseurs succéda un morne abattement. La vie réelle montra les mêmes contrastes que la littérature. Les indigènes s’agitèrent en soubresauts impuissans, incapables, même en ce pressant danger, de s’entendre et d’agir à la même heure ; puis ils se soumirent douloureusement à la fatalité. Le seul interprète contemporain de leurs sentimens qui nous soit connu, le chroniqueur anglo-saxon, décrit les ravages des vainqueurs et conclut par cette exclamation caractéristique : « Puisse la fin être bonne quand Dieu voudra ! » Ailleurs, après avoir dit comment le prince Edgar et les gens de Londres se soumirent, il observe : « Ce fut grand dommage qu’ils ne l’eussent pas fait plus tôt, puisque Dieu ne voulait pas que les choses allassent mieux à cause de nos péchés. » Quand on a l’âme ainsi remplie de sentimens élégiaques, on est une facile proie pour les hommes qui savent vouloir ; avant sa mort Guillaume avait tout pris, jusqu’au pays de Galles ; il était roi d’Angleterre et avait si bien changé les destinées de sa nouvelle patrie, que les habitans de cette île si