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Qu’étaient ces Normands ? Bien différens de l’autre armée, ils n’avaient, eux, plus rien de Scandinave ni de germanique, et c’est ainsi qu’ils avaient chance d’apporter aux Anglo-Saxons la greffe qui leur manquait. Leur invasion, sans cela, n’eût pas entraîné plus de conséquences que celles des Danois au IXe siècle, et elle devait en avoir de bien différentes. Depuis longtemps, la fusion s’était faite entre les pirates de Rollon, établis dans le pays appelé après lui Normandie, et la population déjà dense de cette riche province. La fusion s’était faite, ou pour mieux dire l’absorption. Dès le temps du deuxième duc, le français était redevenu la langue de la masse des habitans. Ils sont chrétiens ; ils ont des manières françaises, des goûts chevaleresques, des châteaux, des couvens et des écoles, et le sang qui coule dans leurs veines est principalement du sang français. C’est pourquoi on les voit, au XIe siècle, marcher à la conquête de l’Angleterre en représentans du Midi, de la civilisation latine, des lettres romanes et de la religion de Rome. Guillaume arrive béni par le pape, précédé d’une bannière envoyée par Alexandre II, portant un cheveu de saint Pierre dans un anneau, ayant mis dans ses intérêts, par un vœu, l’un des patrons de la France, saint Martin de Tours. On ne chante point Beowulf dans son armée, ni les exploits d’Odin ; mais bien les vers du plus ancien chef-d’œuvre, alors le plus récent, de la littérature française. Au dire du poète Wace, bien informé, puisque son père fut de l’expédition, le jongleur Taillefer, en avant des soldats,


allait chantant
De Charlemagne et de Roland
Et d’Olivier et des vassaux
Qui moururent en Roncevaux.


L’armée, d’ailleurs, n’était pas composée spécialement de gens de Normandie. Elle était divisée en trois corps : à gauche, les Bretons et les Poitevins ; au centre, les Normands ; à droite, les Français proprement dits. Et personne ne put s’y tromper, les contemporains appellent tous l’armée du duc Guillaume une armée française ; dans les deux camps, c’est le nom qu’on lui donne. Dans le Domesday book rédigé par ordre de Guillaume, ses gens sont appelés « Franci ; » de même, dans la tapisserie de Bayeux, brodée par ordre d’Odon, évêque de cette ville et demi-frère du duc, on lit, à l’endroit où la bataille est représentée : Hic Franci pugnant, ici les Français se battent. Même désignation chez les vaincus ; dans la chronique anglo-saxonne, les envahisseurs sont appelés Français, Frenciscan. « Et les Français eurent possession