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d’incantations magiques, de trésors enchantés. Le poète nous conduit dans des halls aux sièges ornés, sur lesquels les guerriers passent de longues heures à boire ; dans des fosses à serpens où sont jetés les vaincus ; dans des paysages funèbres où les cadavres accrochés aux gibets se balancent au vent ; dans des îles mystérieuses où la flamme s’échappe en tourbillons des tombeaux, où l’héroïne venue sur ses navires, ses « coursiers de mer, » aborde pour évoquer l’ombre paternelle, revoir l’être chéri au milieu des fumées infernales, et recevoir de ses mains l’épée enchantée et vengeresse. Les walkyries armées traversent le ciel, les corbeaux commentent les actions des hommes. Le ton est triste et douloureux, parfois si bref et si saccadé que, pour suivre le poète dans ses imaginations fantastiques, il faudrait un commentaire en marge, comme pour l’Ancient mariner, de Coleridge, en qui revit l’esprit de cette littérature. De même que chez tous les peuples primitifs, mais plus peut-être que chez aucun autre, les scènes de carnage et de supplices abondent ; les victimes rient parmi les tortures ; elles chantent leur chant de mort, et il nous semble, à nous, gens d’une autre époque et d’une autre race, voir se dérouler des romans de Fenimore Cooper dans des paysages d’opéra. Sigfred fait rôtir au feu le cœur de Fafni, l’homme-serpent, son adversaire, et il en mange ; Eormunrek a les pieds et les mains coupés, et on les jette dans le brasier en sa présence. Skirni, pour gagner, en faveur de son maître, l’amour de Gerda, l’accable de malédictions, la menace de lui couper la tête, et réussit par ces moyens dans son ambassade. Gunnar, pour garder seul le secret du trésor des Niblungs, réclame le cœur de son propre frère Hogni : Il me faut le cœur de Hogni ; qu’on le taille au couteau dans la poitrine de ce brave et qu’on l’apporte dans ma main.

« Ils coupèrent dans sa poitrine le cœur de Hialli l’esclave, le mirent sur un plat et l’apportèrent à Gunnar.

« Alors parla Gunnar, roi des hommes : « J’ai là le cœur de Hialli le lâche, fort différent du cœur de Hogni le brave. Il tremble sur le plat, mais il tremblait deux fois plus quand il était dans sa poitrine. »

« Hogni rit quand on coupa son cœur vivant de héros, il n’avait nulle envie de se plaindre. Ils le mirent sanglant sur un plat et l’apportèrent à Gunnar.

« Alors parla Gunnar, héros des Niblungs : « J’ai là le cœur de Hogni le brave, différent du cœur de Hialli le lâche ; il ne tremble guère sur le plat, il tremblait bien moins encore quand il était dans sa poitrine. » Justice ainsi rendue à son frère et n’éprouvant nul regret, Gunnar laisse éclater sa joie ; seul, il connaît maintenant le secret du trésor des Niblungs, et ce trésor « roulera