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nourri sept années durant. » A peine assis, les dialogues commencent.

— « Il a l’air bon, ce cochon, dit Conchobar.

— Oui, vraiment, répondit Ailill ; mais, Conchobar, comment le découpera-t-on ?

— Quoi de plus simple dans cette salle où sont les glorieux héros d’Erin ? répliqua du haut de sa couche Bricriu, fils de Carbad. A chacun sa part, suivant ses combats et ses exploits ! mais avant que les parts ne soient faites, chacun donnera plus d’un coup sur le nez de son compagnon.

— Soit, dit Ailill.

— C’est juste, dit Conchobar ; nous avons ici les guerriers qui ont défendu nos frontières. »

Alors chacun à son tour se lève et réclame l’honneur de découper : J’ai fait ceci. — J’ai fait mieux encore. — C’est moi qui ai tué ton père. — C’est moi qui ai tué ton fils aîné. — C’est moi qui t’ai fait cette blessure dont tu souffres toujours ! Le guerrier Cet venait de dire ses horribles exploits, lorsque Conall d’Ulster lui dispute la place et dit :

— Depuis le premier jour que j’ai tenu un javelot, il ne m’est pas souvent arrivé de dormir sans avoir, pour reposer ma tête, la tête d’un homme de Connaught. Il ne s’est point passé un seul jour, une seule nuit, que je n’aie tué un ennemi.

— C’est vrai, dit Cet, tu es meilleur guerrier que moi ; mais si Anluan était dans ce château, lui du moins pourrait lutter contre toi. Quel malheur qu’il ne soit pas ici !

— Il y est, dit Conall ; » et tirant de sa ceinture la tête d’Anluan, il la lança sur la table.

À ce coup, il n’y a rien à répondre. Conall découpe ; nous ne sommes pas encore à l’époque des chevaliers courtois et sensibles : « Conall se mit à découper ; mais avant de faire les parts, il prit la queue du cochon et, la portant à sa bouche, il la mangea avidement. Il fallait neuf hommes pour la porter. Cependant Conall la mangea tout entière. » Dans le partage, les gens de Connaught n’ont que les pieds de devant ; ils sautent sur leurs armes, et la tête se termine par un carnage épouvantable au milieu duquel le chien accomplit des prodiges de valeur.

Outre le don dramatique, il faut noter la fécondité inventive des poètes celtiques. Leur imagination est inépuisable : ils créent le cycle de Conchobar, plus tard le cycle d’Ossian, à qui Macpherson devait, par ses « adaptations, » donner une renommée européenne ; plus tard, enfin, le cycle d’Arthur le Gallois, le plus brillant, le plus varié de ton, source inépuisable de poésie, où le grand poète