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le premier ayant pour type le raisonnement par lequel nous démontrons que deux et deux font quatre, le second ayant pour type l’expérience par laquelle nous constatons que la chaleur au-dessus de tel degré fond la glace et que le froid au-dessous de tel degré gèle l’eau. Ce procédé est le seul probant ; les autres, de moins en moins sûrs à mesure qu’ils s’en écartent davantage, n’ont qu’une valeur secondaire, provisoire, contestable, la valeur qu’il leur confère après vérification et contrôle. — Servons-nous donc de celui-ci et non d’un autre pour porter, restreindre ou suspendre notre jugement. Tant que l’intelligence l’emploie et n’emploie que lui ou ses analogues, pour affirmer, ignorer ou douter, elle s’appelle la raison, et les vérités, ainsi obtenues, sont des acquisitions définitives. Acquises une à une, les vérités ainsi obtenues sont restées longtemps éparses, à l’état de fragmens ; il n’y avait encore que des sciences isolées ou des morceaux de science ; vers le milieu du XVIIIe siècle, ces parties séparées se sont rejointes et ont formé un corps, un système cohérent ; de là, ce qui fut alors appelé philosophie, c’est-à-dire une vue d’ensemble sur la nature, sur son ordonnance totale et son fond subsistant, une sorte de filet universel qui, soudainement déployé, étendit ses prises par-delà le monde physique, sur tout le monde moral[1], sur l’homme et les hommes, sur leurs facultés et leurs passions, sur leurs œuvres individuelles ou collectives, sur les diverses sociétés humaines, sur leur histoire, leurs coutumes et leurs institutions, codes et gouvernemens, religions, langues, littératures et beaux-arts, agriculture, industrie, propriété, famille, éducation et le reste. Là aussi, dans chaque tout naturel, les parties simultanées ou successives sont liées ; il importe de connaître leurs attaches mutuelles, et, dans l’ordre spirituel, on y parvient comme dans l’ordre matériel, par la défiance scientifique, par l’examen critique, par le procédé probant[2].

Sans doute, en 1789, le travail commun n’avait abouti sur ce terrain qu’à des conceptions fausses ; mais c’est parce que, au lieu

  1. L’Essai sur les mœurs, par Voltaire, est de 1756 ; l’Esprit des lois, par Montesquieu, est de 1748. Condillac publie, en 1746, son Essai sur l’origine des connaissances, et, en 1754, son Traité des sensations. L’Emile, par Rousseau, est de 1762 ; le Traité de la formation mécanique des langues, par de Brosses, est de 1765, la Physiocratie, par Quesnay, parait en 1768, et l’Encyclopédie de 1750 à 1765.
  2. Sur la valeur égale du procédé probant dans les sciences morales et dans les sciences physiques, David Hume a donné les argumens décisifs dès 1737, dans son Traité de la nature humaine. Depuis, notamment après le Compte-rendu de Necker, mais surtout de nos jours, la statistique a montré que les motifs déterminans, prochains ou lointains, de l’action humaine sont des grandeurs, exprimables en chiffres, liées entre elles, ce qui nous permet, ici comme ailleurs, les prévisions précises et numériques.