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parler d’autre chose. Frédéric se le tient pour dit, et consent à mettre l’anecdote de Remus à côté de l’histoire de la sainte ampoule et des opérations magiques de Merlin… Ceci est une des occasions, la plus frappante, où le bon sens rapide de Voltaire redresse la gaucherie de Frédéric. Comme l’élève a l’intelligence prompte, il se fait vite aux façons du maître : il s’allège de tous ses restes de respect, et, de plus en plus, de mieux en mieux, il prend le ton voltairien.

Écrire comme Voltaire, c’est l’ambition qu’il avoue avec des précautions de modestie. Il prie le maître lui-même de vouloir bien l’y aider. Il a auprès de lui un correcteur en titre, Jordan :


Jordan, mon critique et copiste,
Vous qui poursuivez à la piste
Mes fautes en digne limier,
De grâce, daignez corriger,
Raturer, effacer, transcrire…


Mais Jordan ne lui suffit pas, et, dans presque toutes ses lettres à Voltaire, il demande des corrections et des avis. Voltaire aimerait mieux ne donner que des complimens ; très habilement il loue avec effusion les sentimens de l’écrivain, qui sont très louables, en effet ; mais Frédéric, en remerciant d’une approbation dont il s’était flatté à l’avance, réclame la critique du style, et prie l’habile philosophe et le grand poète de vouloir bien s’abaisser à faire le grammairien rigide. Voltaire s’exécute de temps à autre ; il glisse des critiques dans de grands éloges, non sans se moquer de son pédantisme. A propos de l’épître adressée par le prince à son frère de Prusse, il se récrie d’admiration sur un certain encor qu’il y a trouvé :


O vous en qui mon cœur tendre et plein de retour
Chérit encor le sang qui lui donna le jour…


« Mais, s’il plaît à Votre Altesse, ajoute-t-il, n’écrivez plus opinion avec un g et daignez rendre à ce mot les quatre syllabes dont il est composé. Toute la grandeur du génie ne peut rien sur les syllabes. Avec ces petites attentions, vous serez de l’Académie française quand il vous plaira, et, principauté à part, vous lui ferez bien de l’honneur. » Plutôt que des critiques, il donne à Frédéric des indications et d’une main si légère ! Tels complimens sur une pièce de vers octosyllabiques où respirent la facilité du génie, l’aisance, les grâces, et qui a dû coûter au prince moins que ses autres ouvrages, — car elle ne sent pas le travail d’un homme trop occupé