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apporte les fruits de son travail au trésor de tous, l’aide de son cœur aux peines d’autrui ; de même, à l’église, les âmes les plus riches donnent aux autres le réconfort de la parole, le surplus de leurs mérites spirituels. Au lieu de servir une idole à laquelle vous ne croyez plus, que n’êtes-vous parmi nous, Damaris, prêtant avec nos diaconesses votre ministère à l’autel ?

Je ne veux rien celer ; il y a dans la communauté des faiblesses, des tiraillemens, parfois des divisions et des scandales ; on se demande avec appréhension ce qui subsistera de ces beaux commencemens, quand le petit noyau d’élus deviendra un grand peuple, quand il se rapprochera des rudes sociétés humaines. Mais si les chrétiens ne sont que des hommes, le principe qui les réunit est divin. Au choc de ce principe, votre monde tombera en poussière. Je partage aujourd’hui la foi de mon instituteur : nous triompherons sur la terre comme dans le ciel, nous, les méprisés, parce que nous avons introduit dans l’univers les grandes forces nouvelles, la charité, la souffrance acceptée ; c’est-à-dire le don perpétuel de soi aux autres et à Dieu. Vous viendrez tous à nous, parce que nous avons une foi et un espoir, et que vous n’en avez plus. Vous viendrez à nous, parce que vous nous persécutez et que nous nous laissons faire : la loi de justice veut que tout persécuteur soit finalement la victime de sa victime.

Depuis que je suis ici, plusieurs d’entre nous ont courageusement témoigné. Le dernier fut mon cher maître, le bon tisserand. Comme on le conduisait au prétoire, il m’embrassa et me dit : « Notre sœur d’Éphèse a déjà souffert pour ta rédemption, tu ignorais que cette inconnue travaillait pour toi, le jour où je t’ai rencontré au cirque ; je vais achever son œuvre et la mienne, Silvanus, afin que tu deviennes digne d’être initié aux mystères. » Je n’osais pleurer : il paraissait si heureux de mourir ! Pourvu que sa promesse se réalise bientôt ! Les anciens veulent m’éprouver encore, et je les comprends. On a tant de peine à entrer dans les sentimens d’un vrai chrétien, quand on a longtemps dédaigné les simples et vécu pour soi. Peut-être ne pourrons-nous jamais nous refaire l’âme requise par le Christ, nous qui avons emporté du siècle l’indélébile orgueil de la raison et l’insondable pourriture du cœur. La raison, ou ce que j’appelais de ce nom usurpé, je crois bien avoir dompté ses révoltes ; le cœur serait-il plus difficile à vaincre ?

Il m’effraie encore. A défaut de l’initiation aux mystères, je me surprends parfois à désirer le sacrement suprême, le martyre. Mais qu’y a-t-il au fond de ce désir ? Si j’ai gardé cet écrit, que je voulais, que je devais détruire, c’est dans l’idée qu’il pourrait vous