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On avait bien dit à la mère que son fils reviendrait, mais quand, pourquoi, comment ?

L’Etat est une force aveugle, immuable, fatale, et l’État le tenait.

Un beau jour, Ruffo, le fauconnier, avait paru chargé de sa pacotille d’aiguilles, de fil, de rubans, de lacets, etc.

— J’ai eu beau représenter à votre fils, avait-il dit, qu’un pèlerinage de vingt milles pour vos jambes était trop rude. Il n’a fait que répéter à satiété ces mots : « Dites à ma mère de venir. » Ma commission est faite maintenant, vous vous arrangerez.

La mère, qui enfilait des perles en écoutant le colporteur, ne sourcilla pas ; son visage seulement s’illumina.

— Au surplus, je ne vous donne pas de conseils, dit encore le colporteur, car les projets militaires varient souvent, et rien n’est plus fréquent que de voir les généraux changer leurs plans.

— Comment avez-vous trouvé mon enfant ? interrogea la mère.

— Un peu maigri, fut la réponse, tandis qu’elle le scrutait d’un regard perçant.

— Quand le ventre est vide, la belle affaire, peut-on devenir gras !

Mais en dedans, elle se troublait, pensant que même, malade, Neillo ne se plaindrait jamais.

C’est à la suite de cette conversation qu’elle avait renoncé au sommeil et qu’elle arpentait la chambre, en nattant sa paille pour se tenir éveillée, tandis que mari et enfans dormaient profondément.

A la mi-juillet, les nuits sont courtes, et quand la lune est dans son plein, il n’y a pas de nuit du tout.

A quatre heures elle sortit, laissant à la famille son déjeuner de pain dur et d’eau de café, cette boisson faible n’était plus que de l’eau teintée.

La lumière rose du jour naissait, estompée de nuages floconneux, qui changeaient l’aspect de ce pays stérile et pierreux, jusqu’à lui prêter de poétiques vibrations.

La mère de Neillo n’avait que trente-huit ans, mais elle paraissait le double, tant l’usure et la fatigue l’avaient ravagée. Ses cheveux épais étaient gris, sa peau profondément ridée, quant à ses traits, ils avaient la pureté d’une médaille antique. On voyait qu’elle avait été très belle, c’était tout ce qui en restait. La poitrine était desséchée, les dents disparues, les joues creuses et plissées.

Les étés torrides, les hivers glacés, les orages, les vents d’automne et de printemps s’étaient joués de la peau de cette malheureuse ni plus ni moins que d’une feuille morte.

Elle avait sarclé, semé, défriché, planté, émondé, charrié l’eau et le bois dans l’implacable silence et la solitude devenus désormais ses élémens mêmes. Elle savait que la mer était à l’ouest et les plaines de la Toscane à l’est. Elle savait encore que bêtes et