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un peu, si peu que ce soit, pendant son demi-siècle vécu à la façon des rotifères ou des anguillules privées d’eau. Il est irrationnel et contraire à toute mécanique de supposer un instant que la vie puisse réellement être suspendue, que le mouvement moléculaire qui en est la base puisse devenir nul et recommencer ensuite. On a cru que des graines conservaient indéfiniment la propriété de germer. Il y a quelque quarante ans, des exploiteurs de la crédulité publique répandirent dans toute l’Europe, le vendant fort cher, un blé qu’ils disaient avoir été retiré d’une momie d’Egypte et qui planté donnait de merveilleux épis. C’était une simple escroquerie. Cependant, nous savons des graines qui conservent un temps assez long la faculté de germer : c’est en réalité qu’elles continuent de vivre, de porter en elles ce mouvement intime, plus ralenti chaque jour et qui finit par s’éteindre. Fatalement la graine mourra ; si ce n’est pas dans quelques années, ce sera après un siècle ou deux, peu importe : elle mourra.

Le mouvement vital est donc continu, mais avec d’incessans renouvellemens et c’est encore un caractère très particulier qu’il a. Il se propage indéfiniment, mais en rejetant sans cesse une partie des matériaux qu’il animait naguère. Ce blé jauni que le faucheur va trancher, dont le chaume ira couvrir quelque masure, dont le grain semble destiné tout entier à faire vivre les hommes, cet épi dont la durée à nos yeux n’a pas même atteint une année entière, cet épi est éternel, il a vécu toute l’éternité passée, il vivra toute une éternité future. Il a séché, mais ce n’est qu’une apparence. La vie ne s’est pas retirée de lui. Elle est là, toute dans le grain comme en une citadelle. Elle est là, ayant fait le sacrifice du reste de la plante abandonnée à la désorganisation. Mais le germe enfermé dans le grain est vivant. Planté l’année prochaine, il rejettera encore un nouvel épi et ainsi sans fin pendant des milliers d’années.

Il nous convient de regarder comme un être ayant une sorte de commencement et de fin l’épi sorti du grain au printemps et que l’automne va mûrir. Conception tout arbitraire. En réalité, nous ne lui connaissons, à cet épi, ni commencement ni fin. Son commencement se perd dans les lointains d’un passé que la science humaine ignore. Sa fin ? Mais il vivra peut-être des millions de siècles. Cet épi qui frappe mes sens et que je regarde comme une unité organique n’est pas même un individu au sens philosophique du mot ; car il se rattache par continuité à tous les épis, qui l’ont précédé, à tous ceux qui le suivront. L’important, c’est le grain ou plutôt le germe qu’il renferme se continuant par une tige, par une fleur avec un autre grain tout semblable. La racine, le chaume, les balles, c’est l’accessoire, tout cela est abandonné chaque année par le grain renaissant sans cesse de lui-même et qui incarne véritablement l’espèce blé.