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nombre qui s’offrent à lui, c’est déjà l’obscur sentiment de l’œuvre qu’il entrevoit dans son achèvement et son unité. Il cherche ce qui répond « à son idée. » Ajoutez que, mêlée à la vie intérieure par une attention spontanée, l’idée descend dans ces profondeurs de l’esprit où le travail inconscient continue le travail réfléchi et prépare les trouvailles soudaines qui surprennent la conscience de l’artiste. Il n’ignore pas les hasards heureux de l’inspiration. Il veut que le peintre s’attarde à regarder « les vieux murs sillonnés de crevasses ou dont les pierres juxtaposées paraissent : » dans ces arabesques confuses, il lui arrivera de découvrir le dessin d’une composition longtemps cherchée. Ce précepte est une expérience faite par Léonard sur son propre génie. C’est, dans le silence de la réflexion, comme un appel à l’inconscient. Ce qu’il découvre dans ces vagues contours, c’est ce qu’il a dans l’esprit, ce sont les images qui, peu à peu, sans même qu’il le soupçonne, s’y sont combinées et n’attendent que l’occasion de surgir à la conscience.

Loin de vouloir tout faire par règle et compas, il veut que les esquisses soient enlevées de verve, sans retouche ni remords (§ 60). La peinture n’est pas une froide combinaison d’images. C’est le sentiment qui commence l’œuvre, qui lui donne avec l’unité la chaleur et la vie. On ne fait pas un tableau par calcul ; il apparaît soudain. L’esquisse est cette première image qui agite la main, la conduit et mêle aux lignes qu’elle trace le frémissement de l’émotion intérieure. «  Si tu veux appliquer les règles au moment où tu composes (adoperare le regole nel comporre), tu n’en viendras jamais à bout et tu mettras la confusion dans tes œuvres. » Pour que l’esprit ne se perde pas dans les détails, il faut qu’il voie d’abord l’œuvre dans l’unité de l’émotion même qui la suggère. La peinture est un art expressif fait pour émouvoir ; c’est l’expression qui doit être le premier souci du peintre, c’est dans le sentiment qu’il doit chercher le principe même de la forme. On ne saurait trop blâmer ces peintres « qui veulent que le moindre trait de charbon soit définitif. Ils peuvent bien acquérir des richesses, non la gloire de leur art, parce que maintes fois l’être représenté n’a pas les mouvemens des membres appropriés au mouvement mental. Mais ayant fait une figure belle, agréable et bien finie, ils croiraient se faire trop de tort en changeant rien (§ 189). » L’art n’est pas cette fabrication à coup sûr de tableaux sur commande. Il veut la recherche, l’attente des idées heureuses, leur expression prompte, éloquente et sommaire. « O peintre, dessine donc grossièrement les membres de tes figures et cherche avant tout les mouvemens appropriés aux états d’âme de tes personnages ! » Léonard sait qu’il n’y a pas de procédés qui donnent l’invention ; il laisse la science au service du génie. Loin de prétendre qu’elle dispense de tout, il sait qu’elle