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sommes les maîtres de créer un monde qui, né de nos émotions, nous fait jouir de notre âme. Par elle nous savons selon quelles lois les objets nous apparaissent, et, en observant ces lois, nous projetons sur la toile des images qui pour les yeux sont des objets véritables. Par elle nous savons représenter un corps dans toutes ses attitudes possibles, multiplier les formes en respectant les lois de leur construction, dans la fantaisie même rester vraisemblables. Par elle nous apprenons quels mouvemens visibles répondent aux mouvemens invisibles de l’âme et les traduisent, nous créons des corps et nous leur donnons pour âmes nos sentimens. Dans une image nette, par une sorte de magie, nous faisons apparaître les esprits. La science nous donne tout, excepté ce qui fait tout son prix, l’invention. Elle reste subordonnée à l’art, au sentiment ; elle est un moyen, l’ensemble des procédés réfléchis qui nous permettent d’exercer le privilège humain d’ajouter aux beautés naturelles créées par Dieu celles que nous rêvons.


V

Que le Vinci ait pratiqué les préceptes qu’il donne dans le Traité de la peinture, la lecture de ses manuscrits suffit à le prouver. Ses études sur la perspective, sa théorie de la lumière et des ombres, ses mesures et proportions du corps humain, son anatomie de l’homme, son anatomie du cheval, sa botanique du peintre, nous montrent l’observateur et le savant au service du peintre. Quelques documens trop rares sur la manière dont il travaillait, que confirment ses œuvres, achèveront de nous montrer comment la science et l’art se pénètrent et se fondent en ce rare esprit.

« Pour acquérir le don d’émouvoir en rendant les mouvemens de l’âme, dit Lomazzo, il faut étudier surtout et avant tous Léonard de Vinci. On raconte qu’il ne faisait jamais un mouvement dans une figure sans l’avoir d’abord étudié trait par trait sur le vif. Par ces croquis, il obtenait l’accent de la nature, auquel ajoutant l’effet de l’art, il faisait voir les hommes peints mieux que les vivans[1]. « Il se plaisait à cette recherche de l’expression. Un jour, il s’entend avec des amis, réunit des paysans, les invite à souper et, en leur contant les plus folles histoires, les fait rire aux larmes. Cependant il observait et fixait en sa mémoire leurs gestes, les contorsions de leur visage. Les paysans partis, il passe dans son atelier et fait un dessin si exact de la scène que les assistans le trouvent aussi comique que ses anecdotes (Lomazzo). Lomazzo nous

  1. Lomazzo fut l’ami de Melzi et l’élève de Gaudenzio Ferrari, l’un des plus remarquables disciples du Vinci. Devenu aveugle, il écrivit un Traité de la peinture et un livre d’une composition bizarre, intitulé : Idea del tempio della pittura.