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peinture, ce n’est pas seulement qu’elle est un art plus mécanique « qui engendre sueur et fatigue corporelle à qui le pratique (§ 35),  » c’est qu’elle suppose moins d’ingéniosité et d’artifice dans l’imitation, « c’est qu’elle n’impose pas à qui la contemple cette admiration que fait la peinture qui, sur une surface plane, par force de science (per forza di scientia), fait apparaître les vastes campagnes aux horizons lointains (§ 36). » Problème subtil que semblent rendre insoluble les conditions mêmes de la vision : l’objet que je regarde est vu par chaque œil d’un point de vue différent, et ces deux images se confondent dans l’unité de ma perception, mais « la peinture ne contient jamais ces deux aspects, ce qui fait qu’elle ne montre pas le relief comme l’objet réel en relief vu par les deux yeux. » Ce n’est pas trop de toutes les ressources de la science pittoresque, perspective linéaire, perspective aérienne, clair-obscur, pour donner sur une toile peinte l’impression même de la réalité. Le peintre ne reçoit pas son œuvre toute faite, il se la doit ; « il faut qu’à force de talent il se donne à lui-même l’ombre, la lumière, la perspective, qu’il se convertisse en la nature même (§ 39). »

Léonard ne se lasse pas d’insister sur l’importance de l’imitation. Il ne dédaigne pas le trompe-l’œil ; il veut que l’illusion soit complète. Ceux qui, avec de brillantes couleurs, font des ombres presque insensibles et négligent le relief ressemblent « à de beaux parleurs sans aucune pensée (§ 236). » Le relief donne à l’image l’intensité du réel, par lui seul l’art égale la nature. La peinture est une sorte de magie : M Le tableau doit apparaître comme une chose naturelle vue dans un grand miroir (§ 408). » Pour marquer la supériorité de la peinture sur la poésie, Léonard revient sans cesse à cette idée que la peinture donne la vision directe des choses, tandis que la poésie est réduite à en évoquer le souvenir. Pour décrire la beauté, le poète l’analyse, la décompose, « ce sont comme des voix qui, au lieu de se fondre en un chœur, chanteraient tour à tour (§ 23) ; » le peintre montre la beauté elle-même, il fait comme retentir à la fois toutes les parties « dont le doux concert charme les sens, harmonie faite de proportions diverses. »

Comme l’image ne se distingue pas de l’objet qu’elle représente, elle frappe sur le cœur avec la même force, elle en fait jaillir l’émotion toute vive. « L’œil reçoit de la beauté peinte le même plaisir que de la beauté réelle (§ 23). » Le peintre joue avec les émotions humaines. L’amant s’entretient avec le portrait de sa maîtresse (§ 14). S’agit-il d’une bataille, le poète « aurait usé sa plume, desséché sa langue par la soif, exténué son corps par le manque de sommeil et la faim, avant d’avoir décrit ce qu’avec sa