Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I

Toutes les fois qu’un artiste fait la théorie de son art, qu’il le veuille ou non, il nous parle de lui-même. Recueil de notes prises au jour le jour, le Traité de la peinture a la valeur d’une confidence. Ce qu’il exige du peintre, Léonard l’a exigé de lui-même. Il a suivi les règles qu’il donne, il s’est formé sur l’idéal qu’il propose. En disant ce qu’il faut faire, il dit ce qu’il a fait. Est-il donc vrai que le traité sacrifie l’art à la science ? qu’il substitue le calcul à l’inspiration ? qu’il se ramène à un ensemble de procédés mécaniques pour recomposer les formes analysées d’abord en leurs élémens ?

Les premières pages du Traité de la peinture semblent bien justifier cette assertion. La peinture est une science. La science est une suite de raisonnemens (Discorso mentale) qui prend son point de départ dans les derniers élémens des choses : elle a pour type les mathématiques. De ce point de vue, « le premier principe de la science de la peinture est le point, le second est la ligne, le troisième est la surface, le quatrième est le corps qui se revêt de cette surface » (§ 3)[1]. N’est-ce pas dire que, comme la géométrie ramène les propriétés des figures complexes à celles des élémens simples qu’elles enveloppent, ainsi la peinture doit construire le corps en déterminant la surface par les lignes et les lignes par les points ? Les lois de la peinture se déduiraient des lois de la vision combinées avec celles de la transmission des rayons lumineux. L’art se réduirait à un procédé scientifique de mise au point ; son dernier terme serait la substitution d’une machine exacte à l’habileté toujours incertaine de l’artiste.

Il faut se garder de prendre à la lettre les expressions de Léonard et d’en tirer toutes les conséquences qu’elles nous semblent autoriser. Ce qui nous importe, c’est moins ce qu’il dit que ce qu’il pense. Il a l’idée très nette de la science, qu’il définit par l’analyse et dont il voit l’idéal dans les mathématiques. Il a une idée beaucoup moins précise des limites de la science, des caractères qui la distinguent de l’art. Dans le pressentiment des grandes choses qu’elle permet, il est tenté d’y voir le principe de toute puissance humaine. La science n’était pas, pour lui, ce qu’elle est pour nous. Il ne la recevait pas toute faite, il la faisait. Mêlée intimement à l’effort personnel, à la joie de la découverte, elle tenait à l’art par le rôle même qu’y jouait l’imagination créatrice.

  1. Nous citons le Traité de la peinture d’après l’édition de Heinrich Ludwig : Leonardo da Vinci, Das Buch von der Maïerei, in drei Bänden ; Wien, 1882.