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son profit, qui sont destinés à devenir ses créatures, et forment la première couche de la population scolaire, environ 150 boursiers et demi-boursiers par lycée, premiers occupans du lycée et, pendant longtemps encore, plus nombreux que leurs camarades payans, tous d’une famille plus ou moins besogneuse, fils de militaires et de fonctionnaires qui vivent de l’Empereur et n’espèrent qu’en lui, tous accoutumés, dès leur première enfance, à voir dans l’Empereur l’arbitre futur de leur destinée, le patron spécial, bienfaisant et tout-puissant qui, s’étant chargé d’eux dans le présent, se chargera d’eux aussi dans l’avenir. Une telle figure occupe et remplit tout le champ de leurs imaginations : si grandiose déjà par elle-même, elle y devient plus grandiose encore, colossale, surhumaine. A l’origine, et parmi leurs condisciples, leur enthousiasme a donné le ton[1] ; l’institution, par son mécanisme, travaille à le maintenir ; et les administrateurs ou professeurs, par ordre ou par zèle, s’appliquent à faire vibrer toujours plus fort la corde sonore et sonnante. A partir de 1811, même dans une institution privée[2], « les victoires de l’Empereur sont presque l’unique sujet sur lequel il soit permis d’exercer l’imagination des élèves. » Dès 1807[3], à Louis-le-Grand, les compositions couronnées sont des pièces sur la récente victoire d’Iéna. « Nos maîtres eux-mêmes, dit Alfred de Vigny, ne cessaient de nous lire des bulletins de la Grande-Armée, et les cris de vive l’Empereur interrompaient Virgile et Platon. » En somme, écrivent des témoins[4], Bonaparte voulait donner à la jeunesse française l’organisation des mamelucks, » et il y a presque réussi. Plus exactement et, pour employer ses propres paroles, « Sa Majesté[5] a voulu réaliser dans un État de quarante millions d’individus ce qu’avaient fait Sparte et Athènes. » — Mais, dira-t-il plus tard, il n’y a réussi qu’à demi. C’était là « une de ses plus belles conceptions[6] ; » M. de Fontanes et les autres universitaires l’ont mal comprise, ou n’ont

  1. Fabry, ibid., II, 391 (1819). (Sur le peuplement des lycées et collèges.) « Le premier noyau des pensionnaires fut fourni par le Prytanée… Une tradition constante a transmis cet esprit à tous les élèves qui se sont succédé depuis douze ans. » — Ibid., III, 112. « L’institution des lycées tend à créer une race ennemie du repos, avide et ambitieuse, étrangère aux affections domestiques, d’un esprit militaire et aventurier. »
  2. Quicherat, ibid., III, 126.
  3. Hermann Niemeyer, ibid., n, 350.
  4. Fabry, ibid., III, 109-102.
  5. Ambroise Rendu, Essai sur l’instruction publique (1819), I, 221. (Lettre de Napoléon à M. de Fontanes, 24 mars 1808.)
  6. Mémorial, 17 juin 1816.