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la tête beaucoup ; » mais il lui reprochait « d’avoir bu préliminairement de la mandragore philosophique et d’avoir été pensionnaire de Voltaire. » Quand on lui confia la direction des Ephémérides du citoyen, on exigea qu’il se défit « de son vilain et odieux philosophisme. » — « Dupont, écrivait l’Ami des hommes, fut mon premier élève. Je dis mon parce que ce fut à moi qu’il s’adressa d’abord ; car, d’ailleurs, je l’envoyai au docteur Quesnay, qui s’en chargea, le dérouilla de toute la crasse du bel esprit, le contraria, le désespéra avec une bonté et un zèle sans égal, et en fit un plongeur de nageur qu’il était[1]. » Quoi qu’en pensât le marquis, Dupont eut toujours du goût pour Voltaire, il se souvint toujours d’avoir lu Rousseau, il ne se dépouilla jamais complètement de son philosophisme, qui ne lui semblait pas odieux, et jamais non plus il ne se dérouilla de toute la crasse du bel esprit, témoin les vers qu’il adressait au margrave pour fêter le jour de naissance de son altesse sérénissime :


Ministre de Cérès, favori d’Uranie,
Il l’est aussi du dieu des vers.
Le jour qui lui donna la vie
Est la fête de l’univers.


Charles-Frédéric l’avait rencontré à Paris dans l’été de 1771 et l’avait pris en goût. Il lui donna à plusieurs reprises des témoignages de confiance, de sincère affection, et à travers toutes les vicissitudes d’une existence accidentée et voyageuse, Dupont demeura toujours fidèle à celui qu’il appelait « un de ces hommes qui ne changent point. » Le margrave l’avait en si grande estime que, peu après leur première connaissance, il le priait d’aider à l’éducation de son fils, le prince héréditaire Charles-Louis, en entretenant avec ce jeune homme un commerce de lettres. Ces lettres, qui remplissent tout le second volume publié par la commission historique de Baden, roulent sur les sujets les plus divers. Dupont parlait à son pupille de la félicité publique et de l’abbé Baudeau, de la constitution anglaise et de la séance de l’Académie où avait été lu l’éloge de Colbert par M. Necker, de la loterie et de l’existence de Dieu, des dépôts de mendians, du commerce des grains, de l’art de faire des moutonnes, de la procédure criminelle, des incidens du jour et des dernières stances composées pour Mme Denis par l’octogénaire de Ferney :


Nous naissons, nous vivons, bergère,
Nous mourons sans savoir comment.
Chacun est parti du néant :
Où va-t-il ? Dieu le sait, ma chère.


Il s’appliquait aussi à lui démontrer « que toutes les vertus sont de

  1. Les Mirabeau, par Louis de Loménie, t. II.