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laboureur, préférables aux vains amusemens des cités et des cours, ce ne serait jamais l’objet de ses occupations, qu’il y avait un autre ordre sublime et divin dont le ciel avait bien voulu lui donner la connaissance et qui lui ouvrait le sanctuaire de la nature. » Si les mystiques sont quelquefois des hommes intéressans, ils sont d’habitude des calculateurs suspects et de tristes administrateurs. Quand on se pique d’être initié aux grands mystères, on méprise les cadastres et les livres terriers, et on n’est pas toujours sûr que deux fois deux fassent quatre.

Butré s’acquitta de son ingrat et rebutant travail avec une nonchalance déplorable. Ajoutons qu’il avait le pied léger, que brusquement il quittait tout pour aller pérorer dans la société hermétique de Strasbourg, ou que sans en demander la permission, il partait un beau matin pour la Touraine pour Paris, pour Coblentz, pour les îles d’Hyères, pour Barcelone. Il était entré en fonctions dès 1776, et le 4 mars 1789, le ministre badois Edelsheim lui écrivait : « Vous avez fait les calculs de cinquante-huit villages, nous n’en sommes donc qu’au huitième de notre travail, et encore ces cinquante-huit villages sont calculés sans que je puisse parvenir à savoir comment. » Mais quels que fussent ses torts, l’insuccès de l’entreprise doit être imputé surtout au caractère du margrave. Il avait toutes les générosités, toutes les audaces d’esprit d’un réformateur, il n’en avait pas le tempérament, et c’est notre tempérament qui décide de nos destinées. Il n’était pas de la race des violens qui ravissent le royaume des cieux ; il ne s’était pas dit qu’on ne peut rien faire dans ce monde sans chagriner quelqu’un ou sans risquer quelque chose ; il ne voulait ni risquer, ni chagriner. Adam Smith a déclaré que la théorie de l’impôt unique n’est qu’une vaine spéculation, qu’elle n’avait jamais été et ne serait jamais appliquée. La vérité est qu’un margrave fort imaginatif et très bien intentionné s’est donné beaucoup de mal pour l’appliquer, et que, soit par sa faute, soit par la force des choses, il n’y a pas réussi.

Il n’est pas question de l’impôt unique dans la correspondance de Charles-Frédéric avec Dupont de Nemours, dont les lettres sont d’un intérêt plus général que celles du marquis de Mirabeau. On y trouve un peu de tout, de la politique, de la littérature, des anecdotes de cour, un récit fort curieux de l’affaire du collier. Ce fils d’un horloger de Paris, qui devint l’homme de confiance de Turgot pendant son trop court ministère, secrétaire de l’assemblée des notables, membre de la première constituante, puis du conseil des anciens, et qui, après le 18 fructidor, s’en alla en Amérique, revint en France pour entrer à l’Institut, fut secrétaire du gouvernement provisoire en 1814, et retourna mourir aux États-Unis, n’avait que vingt-trois ans lorsqu’en 1763 il fut présenté au marquis de Mirabeau et gorgé par lui du lait sacré des bonnes doctrines. Le marquis lui trouvait « de l’âme et de