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chambre élue depuis quelques mois qui venait de condamner sa politique irlandaise, afin de poser directement devant la nation la question du home rule. Si le roi des Belges allait jusqu’au bout de sa prérogative dans des circonstances analogues, la nation belge accueillerait sa résolution avec la même déférence.

Mais ce que divers hommes d’État reprochent encore plus vivement au gouvernement royal, c’est de favoriser l’invasion de la démocratie dans le régime parlementaire. La démocratie s’avance à la conquête du monde. Il ne suffit plus de dire qu’elle coule à pleins bords : elle envahit et submerge tout. Ce nouveau pouvoir fait tout rentrer dans l’ombre : non pas seulement les classes et les privilèges, mais les mœurs antiques et les institutions séculaires, les trônes, les religions même. Convient-il d’accélérer cette marche ? Faut-il précipiter le torrent ?

D’abord les plus entêtés démocrates sont bien obligés de reconnaître que le peuple n’a pas tout appris et ne peut pas tout savoir. La politique est, de toutes les sciences, la plus simple en apparence, la plus complexe en réalité. La multitude se figure aisément que, la ligne droite étant le plus court chemin d’un point à un autre, il suffit de la suivre et d’atteindre un but précis avec la plus grande somme de vitesse possible. Cependant on ne gouverne un peuple qu’en tenant compte de ses antécédens et de ses traditions, de son tempérament et de ses habitudes, en cherchant dans le passé le secret de l’avenir, en amortissant par la sagesse des résolutions présentes la violence des réactions prochaines : en un mot, la science du gouvernement est la science même des transitions et des nuances. C’est ce que la démocratie pure ne comprendra jamais. En outre, un grand nombre de matières échappent par leur nature même à sa compétence. Démosthène rappelait aux Athéniens qu’il y avait un inconvénient grave à parler des affaires étrangères sur la place publique et que Philippe avait sur eux un grand avantage, n’étant pas obligé de laisser débattre ses projets de guerre ou d’alliance devant les Macédoniens assemblés. Les questions économiques tiennent une place de jour en jour plus importante dans la vie des peuples ; comme on ne peut pas toujours les trancher par des principes absolus, il devient indispensable de les étudier une à une avec une patience infatigable, et de ne les résoudre qu’après des investigations minutieuses ; est-ce que le corps électoral peut s’engager dans un pareil labyrinthe ? Enfin il faut bien demander, de temps à autre, dans l’intérêt permanent du pays, d’assez lourds sacrifices aux contribuables ; sauront-ils s’y résigner ? Il est si facile de persuader au peuple qu’une dépense pressante peut être encore ajournée, que tout est préférable à l’aggravation immédiate des charges