Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/948

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

génie qui se joue à celui qui se travaille. Raisonnons et légiférons ; décrétons que la musique sera ceci, cela, ou qu’elle ne sera plus. Donnons le pas à la parole sur le chant, à l’orchestre sur les voix ; enfermons les librettistes dans les légendes du Nord, les compositeurs dans le leitmotiv ; à la mélodie définie, substituons la mélodie infinie ; proscrivons les airs, les duos, les trios, les quatuors. Un beau soir, on reprend les Noces, et nous reconnaissons une fois de plus que la forme du passé vaut peut-être bien celle de l’avenir.

Il semble d’abord que nul sujet ne pouvait prêter aussi peu à un musicien que le Mariage de Figaro, comédie d’actualité, d’intrigue, comédie politique et sociale. Imaginez-vous le Fils de Giboyer en musique ? Mais le musicien qu’était Mozart n’avait pas besoin qu’on lui prêtât ; au contraire, il donnait de son propre fonds. Mozart a fait mieux que traduire le Mariage de Figaro ; il l’a transfiguré. Qu’en a-t-il négligé, retenu ? qu’y a-t-il ajouté ? Tel sera, comme on disait au grand siècle, le partage de notre discours.

Rien, naturellement, n’a passé dans la partition, de la satire et du pamphlet, de cet esprit hardi et frondeur qui fait souvent de la comédie de Beaumarchais un manifeste et de Figaro un tribun. « Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint… Vous vous êtes donné la peine de naître… Si le ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince. » Voilà des mots qui ne sauraient se chanter, et quant au célèbre monologue, dont la suppression découronnerait, que dis-je ? décapiterait la comédie, il ne pouvait figurer dans l’opéra. La musique ne fait pas de politique et ne prépare pas les révolutions. Sa mission est toute d’harmonie et non de discorde ; elle ne se plaît qu’à la joie innocente ; l’ironie et le rire méchant lui font peur.

Mais en dehors de l’allusion et du sarcasme politique ou social, on retrouve dans l’opéra tout l’esprit de la comédie, la gaîté, le mouvement, la verve et la vie dont elle étincelle. « De ces soleils tournans, comme disait Beaumarchais, qui brûlent en jaillissant les manchettes de tout le monde, » Mozart n’a pas éteint une seule fusée. De l’intrigue, par exemple, est-ce que la musique n’a pas rendu, peut-être plus brillamment encore que la prose, et les combinaisons et la folie ? Quelle merveille, à cet égard, que le finale du second acte ! Comme l’action musicale y coopère à l’autre action et la précipite ! Comme elle en embrouille encore l’imbroglio ! Comme elle marque nettement d’abord et les personnages et les péripéties, pour les fondre tous à la fin et nous les présenter ensemble ! Ce finale ne contient pas moins de sept épisodes musicaux, sept formes sonores et mouvantes, vivantes même, et d’une vie personnelle, essentiellement musicale, que la suppression des paroles amoindrirait sans doute, mais n’anéantirait pas.

Égal à Beaumarchais dans la conduite de l’intrigue, dans