Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/939

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L'œil intérieur du rêve ne peut se détacher de cette colonne Trajane. Et le cœur se reporte à une autre colonne, à la sœur de bronze, là-bas, celle où notre révolution déroule de même ses œuvres, ses victoires, le cortège des peuples modernes fondus dans son creuset, pour aboutir, elle aussi, à un homme, qui l'a résumée temporairement. Comme celle-ci, la colonne de bronze passera sans doute par toutes les surprises de l'histoire, elle connaîtra les changemens de destination et de maître, — si jeune encore, elle en a déjà subi ; peut-être la verra-t-on quelque jour expliquée et couronnée par un obscur ouvrier, par l'enfant de peuple qui aura fermé le cycle, dégagé le sens de cette révolution, l'âme du monde nouveau qu'elle a pétri.

La chaîne romaine est visible sur tout ce qui subsiste du passé ; elle relie le Colisée à Saint-Pierre et aux édifices les plus récens. Au point de vue esthétique, il semble qu'elle enserre chaque pin et chaque cyprès, tant chacun d'eux a sa valeur nécessaire dans l'harmonie du tableau, son petit mot à dire qui accentue la signification de la symphonie. La chaîne passe sous les arcs de triomphe, sous l'arc de Titus, où les prisonniers juifs s'engouffrent, venant de l'Orient à l'Occident ; sous tant d'autres, où les prisonniers barbares s'ameutent autour de leur proie future ; sur les statues des gladiateurs germains, qui prennent mesure en mourant du monde qu'ils divertissent. Elle descend dans les catacombes, dans ces cheminemens de taupes où les étrangers, les gens de rebut, les échappés du cirque et de la prison Mamertine élaborent leur nouvelle âme collective. Peu à peu, la taupinière s'enfle, se rapproche, soulève le sol, pratique des jours furtifs à la surface ; le boyau de la catacombe s'élargit en crypte, la crypte se hausse à la chapelle, la chapelle se dilate en église, comme à Sainte-Praxède. Puis les basiliques surgissent, victorieuses, elles confisquent les matériaux des temples et leurs leçons d'art, la pompe et la puissance de l'empire qu'elles ont dévoré. Rome attire et absorbe notre moyen âge en le disciplinant, en l'appropriant à sa conception propre du fort et du grand. A la renaissance, au confluent de ses deux grandeurs, elle devient ce que l'on sait, la mer profonde dont parlait Goethe, inépuisable de splendeurs variées, mais qui baignent toutes dans les mêmes eaux. Après, il semble qu'on remonte la chaîne, avec cette décadence majestueuse encore, comme celle de l'empire, et qui garde le goût du magnifique jusque dans ses dernières œuvres. Mais elle ne crée plus. Il y eut ainsi plusieurs siècles de perdus dans Rome, pendant la nuit barbare. Ils ne comptent pas, voilà tout. On n'aperçoit point de solution de continuité dans ce qui est demeuré. La vie, trop largement répandue, se repose un temps.