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cyprès. Certes, je ne demanderais pas qu’on ramenât le Campo vaccino à l’époque où il était un marché à bestiaux ; mais nos devanciers avaient trouvé la juste mesure en dégageant le principal, en laissant quelque chose à deviner, en respectant la vie ambiante. Maintenant, quand on se penche sur ce parallélogramme propret, ratissé, emprisonné de barrières, sans un brin d’herbe entre les petits tas de débris rangés par divisions symétriques, il éveille aussitôt l’idée d’un échiquier où les savans joueraient leur partie favorite, avec ces pions qui sont les fragmens de colonnes et les arasemens de temples. Ils la jouent avec bonheur. Songez donc ! Il y a, me disent les gens doctes, quarante-sept manières d’expliquer le Forum.

Je ne lui en veux pas, cependant. S’il ne m’instruit plus sur la vieille Rome, — car on ne s’instruit pas avec une froide terminologie, mais avec ce qui échauffe l’esprit, ouvre des vues, suggère des pensées, — il m’instruit merveilleusement sur notre principe d’éducation. Le Forum actuel est la meilleure image de la grande classe où nous avons entrepris de mettre le monde en formules. C’est le chef-d’œuvre où l’on voit toute notre Chine en raccourci, où l’on devine quel pourrait être l’avenir d’une humanité qui ferait de l’univers un vaste muséum, habité par des êtres scolaires dont chacun serait le conservateur d’une section. Nous allons répétant qu’il faut imiter la nature, et tout notre système intellectuel lui inflige un démenti. Le moindre inconvénient de ce système, s’il devait durer, serait de rendre presque inconcevable l’éclosion d’un grand poète, du créateur qui imite d’instinct les opérations de la nature. Nous l’appelons pourtant, car nous ne pouvons pas ignorer qu’un grand poète élève les hommes, au vrai sens du mot, mieux que tout un régiment de magisters ; nous savons qu’un Shakspeare suscite plus de pensée qu’une encyclopédie, qu’il fait pénétrer dans l’histoire plus avant que toute une bibliothèque d’ouvrages spéciaux ; qu’il donne à l’homme conscience de lui-même, ce qui est la première fin de l’éducation. Nous l’appelons, et nous desséchons de telle sorte le terrain où croît cette fleur rare, qu’il faudrait un miracle pour qu’elle y poussât ; nous expulsons du monde le symbole, dont elle vit ; nous décrétons de mensonge l’idéal, qu’elle a mission de créer.

Aussi, l’insuffisance du système éclate aux yeux des nouveaux arrivans, de ceux qu’on entend monter sur l’escalier du temps et qui viennent enterrer notre siècle. Nous leur avions tant promis ! Ils approchent avec respect et curiosité, comme la Charmian de Cléopâtre chez le devin : « Est-ce vous, milord, qui connaissez les choses ? — Le devin. — Je puis lire quelque peu dans le livre infini des secrets de la nature. » C’est tout ce que notre siècle