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Aussi toutes les occupations qui demandent de l’énergie, de l’exactitude et de la prévoyance, ce n’est pas lui, ce sont d’autres qui s’en sont chargés. Les vastes espaces libres de la Haute-Birmanie, ce n’est pas par des Birmans qu’on songe à les faire défricher, c’est par des Indiens de l’Assam et du Bengale, à qui, tout le long du chemin de fer de Mandalay, on distribuerait, à des termes très favorables, des concessions de terres. La banque, les prêts d’argent, le haut négoce, l’armement maritime, la commission, tout cela est entre les mains non des Birmans, mais des Parsis, des Persans, et surtout des Chinois.

La communauté chinoise est très considérable[1]. A Rangoon seulement, elle compte 30,000 membres. Les Chinois sont les premiers commerçans et les premiers colons du monde : princes marchands ou humbles boutiquiers, hardis capitalistes ou prêteurs avisés à la petite semaine, puissans entrepreneurs ou simples terrassiers, agriculteurs et pionniers intrépides, ou, près des capitales, fins jardiniers et fabricans émérites de primeurs, tous, en tout temps et sous toutes les latitudes, dans les villes regorgeant de monde ou dans les campagnes encore désertes, on est sûr de les voir accourir à l’heure précise où leur concours est nécessaire. Ils arrivent, ils fondent une famille, car ceux mêmes qui sont mariés ont, par respect pour la coutume, laissé leur femme au pays ; et ils ont gagné une fortune pendant que leurs rivaux en sont encore à dresser des plans pour faire la leur. Malheureusement ils causent parfois, surtout dans les premiers temps, de grosses difficultés. Ces colons si hardis ne sont pas, on l’imagine, des modèles de discrétion et de discipline. Ils maraudent, ils volent, ils se font contrebandiers et au besoin pirates, et les chefs de leurs « congrégations » n’ont pas toujours le pouvoir ou même la volonté de les contenir.

Dans un pays comme la Haute-Birmanie, longtemps désolé par la guerre, les occasions de méfaits abondent. Troublés dans leur possession de Bhamo, que depuis longtemps ils détenaient contre le gré des rois de Birmanie, et dont ils avaient, avec leurs maisons aux briques bleues et leurs rues aux pavés réguliers et nets, fait l’une des plus jolies villes du royaume ; maîtres d’ailleurs de la région qui touche la Chine et sûrs de trouver, de l’autre côté de la frontière, un asile et peut-être même des secours[2],

  1. Voir l’excellent rapport de M. Pilinski, consul de France à Rangoon, Bulletin consulaire français, juin 1891.
  2. A l’heure où nous écrivons, il s’est produit sur la frontière de Chine quelques incidens : entrée en Birmanie de réguliers chinois, contestations de territoires occupés par les Anglais. Ces incidens, on les a exagérés, et on a prétendu en tirer cette conclusion que toutes les précautions de l’Angleterre et toute sa diplomatie avec l’Empire du Milieu ne lui ont servi de rien. C’est une erreur. Ces incidens en soi sont peu de chose et ne doivent pas fort préoccuper le gouvernement de l’Inde ni celui de Downing-Street. Fussent-ils plus graves que je ne le dis, la conduite politique adoptée par l’Angleterre aurait encore produit cet effet salutaire d’empêcher la Chine de prêter main-forte à la révolte au début même de l’occupation et de permettre aux Anglais, pendant une période nécessairement critique, de s’occuper uniquement de leurs sujets révoltés, sans avoir à faire face à d’autres ennemis.