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convenances mutuelles et non plus par des lois religieuses ou civiles.

Involontairement, on se rappelle ici les vers d’Alfred de Musset :


De magistrats, néant ; de lois, pas davantage ;
J’abolis la famille et romps le mariage.
Voilà ! .. Quant aux enfans, en feront qui pourront,
Ceux qui voudront trouver leur père, chercheront.


En matière d’organisation sociale, les idées de Multatuli sont à la fois très radicales et très vagues.

Notre état social actuel est la consécration de toutes les injustices et de toutes les inégalités. Réduit au minimum de satisfactions physiques compatibles avec la possibilité de vivre et de travailler, le prolétaire est absolument privé de jouissances d’un ordre supérieur.


Qu’est-ce pour le pauvre que la beauté du printemps ? Rien. Le ciel étoile ? Rien. Que lui dit l’art ? Rien. Que sont pour lui la couleur, l’harmonie, le parfum ? Rien. Que sont la poésie, l’amour ? Rien… Tout essor lui est interdit par la réalité, qui de son poing de fer le courbe dans la fange et punit toute révolte du supplice de la faim.


Il constate avec un peu d’exagération que, parmi les travailleurs de l’Europe, le prolétaire hollandais est un des plus misérables et des plus dégradés. Sa famille, souvent nombreuse, s’entasse dans un galetas malsain ou dans une espèce de wigwam construit au moyen de matériaux provenant de démolitions. Pour nourriture, il a du pain noir, des pommes de terre assaisonnées d’un mélange d’eau et de vinaigre, du lard parfois, jamais de viande. Son unique délassement après le travail, c’est de se gorger de genièvre et de brailler quelque refrain stupidement obscène. Il est plus à plaindre que l’esclave antique, que le nègre des colonies, que le cheval de fiacre, que le bœuf destiné à l’abattoir. La naissance d’un veau est un accroissement de richesse, la naissance d’un enfant de travailleur est une aggravation de misère. L’esclave représentait une valeur, car on l’achetait. Nul n’achèterait, nul ne voudrait pour rien toute la population ouvrière des Pays-Bas, à la condition de la nourrir.

Ainsi, de sophisme en sophisme, il arrive à conclure que l’abolition de l’esclavage est un progrès douteux dans l’évolution sociale.

Comment procurer à tous ces déshérités, non-seulement le bien-être physique, mais les jouissances d’un ordre supérieur, les