Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/814

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un soir, il reçut en même temps une lettre d’un inconnu, qui lui envoyait un billet de cinquante florins, et une missive éplorée de sa femme, qui lui écrivait de Bruxelles qu’elle était sans habits et sans pain. Il met le billet sous enveloppe et court à la poste pour faire charger l’envoi. À l’idée des privations de ses enfans et de celle qu’il appelait son cher ange, sa bonne Tine, il avait les larmes aux yeux. Ce qui ne l’empêcha pas de laisser son billet aux mains d’une vieille juive, mendiante de profession, qu’il eut le malheur de rencontrer en chemin.

Lorsqu’il avait quelque argent, il voyageait, toujours inquiet, agité, incapable de se fixer, de rester tranquille. Un jour, croyant avoir trouvé une martingale infaillible, il se rendit à Wiesbaden dans l’espoir de faire sauter la banque, et y laissa ses dernières ressources. À Amsterdam, où il finissait toujours par revenir, il déménageait fréquemment, passait d’une modeste chambre au premier étage d’une boutique de pâtissier, dans un cabinet meublé du Café polonais, pour se réfugier enfin dans le grenier de l’éditeur Dalli, où il commença en 1862 la publication de ses Idées, le plus important et le plus étendu de ses ouvrages.

Sa femme, qu’il laissait dans un dénûment absolu, prit enfin le parti de se retirer avec ses deux enfans en Italie, où elle avait des relations de famille.

Vers cette époque, en 1866, il entra un soir dans un théâtre d’ordre inférieur, et se trouva assis à côté d’un jeune garçon, fils d’une actrice, qui, bien qu’elle ne manquât pas de talent, n’avait pas l’heur de plaire au public. Le parterre l’accablait de plates railleries et de lazzis grossiers. La douleur peinte sur le visage de l’adolescent toucha Dekker, qui, après avoir essayé d’imposer silence aux spectateurs, gifla rudement deux ou trois des plus bruyans. Cité en justice, il fut condamné à la prison et à l’amende.

Peu après cette aventure, il quitta la Hollande, le mépris sur les lèvres et l’amertume au cœur, pour aller se fixer près de Nieder-Ingelheim, dans la vallée du Rhin.

Il avait contracté une nouvelle union avec Mlle Hammink Schepel, qu’il connaissait depuis longtemps, ce qui fournit aux piétistes et aux bourgeois rangés, à qui il n’avait jamais ménagé les railleries ni les sarcasmes, une excellente occasion de le taxer d’immoralité et d’insouciance égoïste. Pour rendre hommage à la vérité, il faut constater qu’à partir de ce moment, un changement heureux se produisit dans l’existence de Multatuli. Que ce fût l’influence du séjour à la campagne, le calme qui se dégage des grands bois et des frais paysages où s’abrite la petite villa qu’il habitait, ou que sa nouvelle compagne eût mieux compris ce qu’il fallait à cette