Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/805

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

patrie. C’est ce qu’on appelle le système de culture, c’est-à-dire la culture forcée. Un cinquième du territoire de chaque commune fut cultivé pour compte du gouvernement, qui imposait aux indigènes une corvée d’un jour de travail sur cinq. Les propriétaires étaient obligés de livrer leur café à l’administration à un prix dérisoire, qui ne dépassait guère la moitié de celui du marché, et dont on déduisait encore le transport, et un impôt des deux cinquièmes de la valeur. Ce système fut pendant longtemps la source d’immenses bénéfices pour la Société néerlandaise de commerce, par l’entremise de laquelle s’effectuaient le transport et la vente du café. De son côté, le gouvernement des Pays-Bas en retirait un profit net, qui s’élevait parfois à 25 millions de florins par an. En revanche, la population javanaise était réduite à la plus extrême misère. Plus dense que celle de la France, et presque autant que celle de la Hollande, elle se nourrissait à peu près exclusivement de riz, et se voyait forcée d’abandonner cette culture. Il s’ensuivit de fréquentes et horribles famines. Java menaçait de devenir une sorte d’Irlande. Une famille javanaise, dont l’habitation de bambous pouvait bien valoir vingt francs, n’avait pour vivre que vingt-cinq à trente centimes par jour. Que prendre à ces malheureux ? Le diable y eût perdu son droit ; mais les régens javanais, favorisés par la complicité ou l’apathie des autorités hollandaises, n’y perdaient pas le leur.

Les cultivateurs, qu’on réduisait ainsi de la pauvreté au dénûment absolu, n’osaient pas même se plaindre. A Lebak, les plus résolus, ou les plus exaspérés, se mettaient en route la nuit, se glissaient comme des voleurs le long d’un ravin qui se creusait derrière les jardins du résident assistant, et rôdaient dans l’ombre sous les fenêtres de la maison, dans l’espoir d’être aperçus de lui et de pouvoir lui faire leur déclaration. Souvent ils avaient été épiés, et alors, vigoureusement bâtonnés par les bourreaux du régent, ils retiraient leur plainte, ou bien, quelques jours après, le courant de la petite rivière qui arrose Lebak emportait leur cadavre vers la mer.

Voyant son arrondissement se dépeupler par la famine et les maladies nées de la misère, et, chose pire au point de vue politique, par l’émigration des habitans les plus résolus, vers les provinces indépendantes ou insurgées de Sumatra, le résident assistant Slotering, prédécesseur de Havelaar, après de longues hésitations, s’était décidé à braver le mécontentement probable de ses supérieurs endormis dans un optimisme volontaire. Mais il ne put donner suite à son dessein. Au cours d’une tournée d’inspection, il fut pris de douleurs d’entrailles et mourut presque subitement.