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préjugés de Victor Cousin. Il importe donc de marquer en quoi Descartes a renouvelé et l’idée de la science et l’idée de la méthode, car ce n’est rien moins que ce renouvellement qui caractérise la révolution cartésienne. A l’époque de Descartes, il ne manquait pas de philosophes pour intituler leurs ouvrages : la Science nouvelle ou le Nouvel organum ; mais ces titres ne conviennent proprement qu’à l’œuvre même de Descartes. Pour la comprendre, il faut donc caractériser ce qu’étaient avant lui et la science et la méthode. Les leçons de Descartes, croyons-nous, seront encore bonnes à entendre pour les savans et les philosophes de notre époque : qui peut jamais se flatter, même de nos jours, d’avoir entièrement dépouillé les préjugés scolastiques ?

La logique d’Aristote, comme celle de Platon et de l’antiquité tout entière, c’était la logique de la « qualité » et de « l’essence » plutôt que de la quantité et des phénomènes. Les choses étaient conçues comme un système de qualités : l’homme, par exemple, comprend les qualités générales de l’animalité, plus une « qualité spécifique, » qui est la raison ; et celle-ci est son essence. Après avoir déterminé les qualités, on les réunissait en genres et espèces, on les classait : la classification semblait être le plus haut degré de la science, le résumé de l’univers. De là les Idées de Platon, cette grande classification des choses dans l’éternité, à laquelle croient encore aujourd’hui ceux qui admettent l’immutabilité des espèces ; de là les genres d’Aristote, les définitions par le « genre et la différence, » le syllogisme descendant du général au particulier. C’est donc, en somme, par les essences qu’on expliquait les choses : tout le mouvement de la science consistait soit à remonter de genre en genre, soit à descendre l’échelle des « différences spécifiques. » Aristote, il est vrai, attachait aux faits une légitime importance ; il n’en est pas moins certain que ce qu’il poursuivait dans sa philosophie, c’était l’ordre hiérarchique des formes, ainsi que des causes finales : toute la science se déroulait pour lui dans le domaine infiniment varié de la qualité. Au moyen âge, ce qu’il pouvait y avoir de profond dans cette antique vision des choses fit place aux rêveries sur les « qualités occultes, » sur les « formes substantielles, » sur les finalités de la nature et les intentions du Créateur. Même quand on s’occupait des nombres et des figures, c’était moins pour découvrir leurs rapports mathématiques que pour s’enchanter, comme Pythagore et Platon, de leurs harmonies esthétiques, de leur ordre, de leur finalité cachée. Kepler était animé de cet esprit quand il pythagorisait et apercevait dans les orbites des astres (auxquels il donnait des âmes) non la nécessité mathématique, mais la