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percevait mille bruits infiniment petits dont elle ne pouvait reconnaître ni la cause ni la direction.

Soudain, à quelques pas au dehors, une forme vaporeuse frappa sa vue : un fantôme s’avançait vers elle d’un mouvement onduleux et souple, comme s’il eût glissé sur les rayons de la lune ; la fleur d’or du lotus brillait entre ses doigts.

Et voici qu’arrivé près d’elle, il lui parlait, d’une voix impérieuse, quoique si ténue quel nul souffle ne sortait de ses lèvres : « Viens, disait-il, viens. Cette nuit, les âmes des morts voyagent par milliers dans l’espace, et avec elles aussi toutes les âmes qui, par la grâce d’une foi supérieure ou par l’épreuve d’une grande souffrance, se sont affranchies de la terrestre réalité : viens ; cette nuit est pleine de mystères, pleine de l’amour du Bouddha : les lotus sacrés ont exhalé ce soir leur plus pure essence, et les routes du ciel en restent parfumées… Viens avec moi ! » À ces mots, un trouble inconnu, doux et puissant à la fois, envahit Leï-tse : sa respiration haletait, tous ses nerfs tressaillaient, son cœur débordait. Elle eut une extase, et, dans un soupir, son âme s’échappa de son corps… Elle devenait aussi légère que l’eau qui se vaporise, aussi diaphane qu’une haleine devenue visible. Docile au mystérieux appel du Génie divin, elle allait vers lui ; il la saisissait, abandonnée, entre ses bras et l’emportait dans les airs.

Il l’enlevait d’abord très haut dans la clarté bleuâtre du ciel nocturne et planait un instant au-dessus du monastère, comme incertain de sa route ; puis, rapidement il l’entraînait vers le nord.

Au-dessous d’eux, les collines, les vallées, les bois, les rizières, les villages, les villes disparaissaient dans l’ombre.

Bientôt c’était un grand fleuve qui coupait la plaine : miroitant sous l’éclat de la lune, reflétant par milliers les rayons scintillans des étoiles, il se tordait entre ses rives comme un gigantesque serpent d’argent. La chanson lente d’un pêcheur montait vers le ciel comme une plainte égarée dans la nuit.

Et des collines, des bois, des rizières, se succédaient toujours.

De très loin vers l’Orient, un bruit sourd au rythme continu s’élevait, semblable au souffle puissant et régulier d’un monstre endormi, et des effluves salins flottaient dans l’air.

Mais peu à peu le bruit se perdait dans l’espace ; et des plaines sablonneuses se déroulaient à présent sous le vol des fantômes.

Tout à coup, comme ils s’approchaient de terre, une ville immense apparut : trois enceintes l’enveloppaient, des avenues majestueuses la traversaient en tous sens, et par centaines les temples et les palais dépassaient les maisons. Au centre, des édifices d’une grandeur extraordinaire, dont les toits d’or projetaient sous les rayons de la lune de féeriques lueurs, formaient comme une cité