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du présent l’image funèbre du passé : ses souvenirs se levaient un à un dans sa mémoire ; elle les voyait revenir avec une douloureuse surprise, et des larmes débordaient de son cœur oppressé.

Elle demeura, pendant trois heures entières, prosternée devant l’autel qu’elle avait dressé pour les mânes de ses parens. Elle leur offrait tour à tour le parfum savoureux des mets rituels, l’arôme des fruits d’automne, la douce odeur du thé, la vapeur spiritueuse du vin de riz, la senteur des fleurs de magnolia qui remplissaient les vases de bronze, enfin la fumée des papiers d’or et d’argent qu’elle allumait sur le réchaud où brûlaient l’encens et le benjoin. Elle priait de toute son âme le divin Bouddha, la miséricordieuse kouan-yn ; elle les invoquait pour ses ancêtres autrefois vénérés, pour son père et ses frères, qu’une injuste sentence, en leur ôtant la vie, avait privés de sépulture, pour sa mère enfin qui n’avait eu aussi que des funérailles misérables et clandestines. Et de vagues remords se mêlaient à son émotion, car elle reconnaissait que ces pieuses réminiscences qui lui venaient en foule avaient été trop vite effacées par le seul souvenir qui tenait aujourd’hui sa pensée asservie.

Près de la pagode de Kouan-yn, parmi les azalées et les camélias, un autel spécial était préparé. Il était destiné aux âmes des morts qui n’ont pas reçu de sépulture, qui n’ont pas eu de postérité, ou que leurs descendans coupables ont délaissées, pauvres âmes en détresse qui errent sans trêve et sans espoir dans le monde invisible et qui ne connaîtront jamais le repos. Seule, la piété des couvens leur offrait asile pendant ce jour qui avait tant de douceur pour les autres trépassés.

L’idée que l’âme de son bien-aimé était peut-être au nombre de ces infortunées, que peut-être il était mort là-bas, seul, abandonné, et que son corps était resté sans honneurs funèbres sur la terre d’exil, cette idée surgissant tout à coup dans son esprit lui causa une si violente émotion qu’elle tomba soudain inerte et comme inanimée. Quand elle revint à elle, dans sa cellule où on l’avait transportée, elle se sentit si faible, si détachée du monde, qu’elle pensa mourir.

Vers le soir une fièvre intense se déclara. Ses sens se réveillaient un à un, mais plus pénétrans que d’habitude. Par la fenêtre ouverte, ses yeux découvraient le ciel à des profondeurs incommensurables : des myriades d’étoiles lui apparaissaient distinctement ; la clarté lunaire qui inondait sa cellule lui semblait si éclatante que ses yeux ne la pouvaient soutenir ; et, dans le silence qui à cette heure tardive emplissait le couvent, son oreille étonnée